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7 octobre 2013, 16h17
Est-ce qu’il y a un moment où l’on cesse d’être père? Une seconde qui dure mille ans, tout s’arrête de tourner et plus rien ne fait de sens. Un moment interminable lorsque vous réalisez que tout ce qui vous importe glisse entre vos doigts comme une poignée de sable.
C’est ce qui m’a traversé l’esprit lorsque le cercueil a été englouti par la fosse. Plus jamais on ne me nommera papa, me suis-je dit, debout, les bras ballants d’impuissance, regardant la terre avaler ma petite fille, entraînant à sa suite une partie de moi. De toute façon, mes yeux restaient baissés, lorgnant le sol. Seules quelques personnes se risquaient à m’aborder. Notre voisine, Mme. St-Pierre, une vieille dame frêle et solitaire, s’approcha craintivement :
-Mes condoléances, Monsieur et Madame Desjardins, s’empressa-t-elle d’exprimer.
-Merci, répondit calmement Claire avant de laisser la tête blanche s’embarrasser de plus de formalités.
Incapable d’aligner plus d’une syllabe, je me suis écroulé sur la tombe froide et grise de notre fille, enfouissant mon visage dans la manche de mon complet, mes épaules secouées par des sanglots longs et sifflants. Ma femme se tenait dos à moi, les bras croisés et dès que quelqu’un s’approchait, elle s’écartait discrètement de moi. Je ne sais pas si j’étais trop aveuglé par ma souffrance ou bien si j’étais trop occupé à l’ignorer, mais avec du recul, je peux affirmer qu’à ce moment, Claire avait honte. Honte de moi. Honte de mes spasmes larmoyants. Honte de mes épaules courbées par la lourdeur de l’absence. Honte de ma faiblesse. Honte de l’homme brisé qu’était son mari.
Elle se positionnait, étrangère, une moue dédaigneuse pendue à ses lèvres. Je reconnaissais son expression contrariée à ses sourcils froncés et à ses yeux qui fuyaient les miens. Elle avait la posture d’une femme d’affaires ennuyée, non pas celle d’une mère qui pleurait le fruit de ses entrailles.
25 novembre 2013, 18h35
Je guette l’arrivée des premiers flocons. Je n’en peux plus de ce temps gris et morne. Claire ne semble pas y prêter attention, elle trouve sans cesse de nouveaux projets pour s’occuper l’esprit. Elle ne veut pas le laisser paraître, mais je sais qu’elle accepte mal la mort de notre fille. J’ai vu un premier signe de faiblesse hier. Je me suis attelé à la tâche de vider la chambre de la petite. Je cueillais les jouets poussiéreux sur le sol demeuré infoulé depuis sa mort, puis Claire m’aperçut de l’autre bout du couloir. J’ai cru qu’elle allait s’abattre sur moi lorsque je l’ai vu s’élancer dans ma direction, puis comme une barrière invisible la retint. Elle stoppa net dans l’encadrement de la porte.
Elle eut un hoquet d’horreur. Ses yeux s’écarquillèrent, gorgés d’eau et elle me hurla à pleins poumons de sortir de la pièce. Je tentai de lui expliquer qu’il valait mieux donner ses vieux jouets, mais elle me coupa sèchement. C’est alors que la furie qui s’était emparée de ma femme se mit à postillonner sa haine et à s’égosiller de rage. Elle s’accroupit au sol et fondit en larmes. Je restai debout désarmé et sans mot devant la femme en ruine que j’appelais autrefois mon épouse.
31 décembre 2013, 11h59
3.. 2.. 1.. BONNE ANNÉE!
Pour la première fois depuis longtemps Claire et moi rions. Nous chantons, dansons et buvons. L’alcool coule à flot. Je me surprends à aimer la vie et à oublier tout ce qui nous a précédés dans les derniers mois. Claire et moi nous nous embrassons. Nous faisons même l’amour. C’était un drôle d’amour, comme un amour mélancolique et distant. Nous faisions l’amour au passé. Pas au présent. Encore moins au futur. Un amour à la troisième personne du pluriel. Comme si nous avions emprunté nos peaux d’avant pour oublier un peu du présent. Nous étions comme des voyeurs, des témoins étrangers à la situation. Ils faisaient l’amour. Nous faisions l’amour. Un amour imparfait. Un amour qui m’apparaissait de plus en plus conditionnel à notre passé.
Après qu’elle se soit endormie, je me suis levé. Je me suis éclipsé de la chambre en prenant soin de ne pas faire grincer le plancher sous mes pieds. J’ai agrippé la bouteille de champagne qui se trouvait sur la table et suis sorti en douce sur la galerie. J’ai enfoncé mes orteils dans la neige et avalé goulûment de grandes lampées de la liqueur. Mes poils se sont dressés sur mes bras. Je ne savais pas trop si le froid était en cause ou si j’étais simplement terrifié par l’idée que je ne m’étais jamais senti aussi loin de Claire.
2 mars 2014, 15h44
Je m’extirpe de mes draps, je longe le lit dans la pénombre. Je tire les rideaux, la voiture de Claire, ne se trouve pas dans l’entrée. J’ai une gueule de bois. Je ne sors plus du lit que lorsque Claire est partie travailler. Je la dégoûte. Pour plusieurs raison. Je ne me lave plus. Je n’en vois plus l’utilité, puisque c’est toujours à recommencer. Je vis dans mon halo de saleté, vêtu de ma crasse. Elle ne tolère plus ma présence. Je dépéris, selon elle. Je suis réaliste, selon moi. J’arpente le couloir et dévale les escaliers. Je n’ai pas besoin d’allumer la lumière pour atteindre le cellier, je connais mon chemin par cœur. Je tourne la poignée, entrouvre la porte et me faufile à l’intérieur. Je prends appuie sur un petit meuble de bois et tends la main vers une bouteille. Je m’adosse à la porte de la petite pièce sous l’escalier, puis je porte le goulot à mes lèvres. Je laisse le whisky chaud s’engouffrer dans ma gorge et se répandre en moi. Avant, il brûlait, comme s’il me raclait de l’intérieur, comme pour me désinfecter de mon désespoir. Je ne sais pas si c’est à cause de l’habitude, mais je ne sens plus rien. J’en ai toujours besoin d’un peu plus, comme si à chaque fois j’avais besoin d’une plus grande dose d’anesthésiant. Je me laisse glisser le long de la porte, mon corps devient trop lourd pour mes jambes. J’ai froid. J’ai froid de l’intérieur. Comme si mon cœur avait cessé de pomper mon sang, me laissait mourir à petits feux. Je dois me réchauffer. Alors je bois.
26 avril 2014, 17h54
J’entre dans la cuisine. Je vois Claire assise à table, ses yeux sont rivés à l’écran de son ordinateur. Elle garde les yeux baissés, ignorant ma présence, comme d’habitude. Je ne suis pas surpris, nous sommes devenus des inconnus. Nous vivons dans la même maison sans même nous regarder, sans même nous adresser la parole. Nous sommes trop orgueilleux pour oser nous avouer que nos vies se sont séparées avant nous. Je glisse deux tranches de pain dans le grille-pain et me sert un fond de rhum dans une tasse. J’esquisse un sourire sarcastique en pensant que j’ai réussi à trouver un article de vaisselle propre dans cette maison. Les tranches de pain sautent. Merde, brûlées. Je jette la plus noircie des deux puis gratte l’autre dans l’espoir de voir apparaître un bout un peu plus comestible de la rôtie. Je plonge un couteau dans le beurre d’arachides l’étends généreusement en espérant camoufler le goût amer de pain brûlé. Je m’assoie à l’autre bout de la table puis mange silencieusement. Claire racle le fond de son bol avec sa cuillère, faisant crisser la porcelaine. Le bruit agressait mes oreilles, ce qui eut comme effet de me faire crisser moi aussi. Elle hoqueta de surprise devant mon blasphème puis posa ses yeux sur moi pendant un faible instant. Puis comme si je n’avais jamais existé, ses yeux me traversèrent puis je redevins un fantôme. Elle se leva sèchement et quitta la table. Si sèchement que je crus être attablé avec une vielle branche sèche qui grince, usée par le vent. Si sèchement que je crus un instant entendre la tempête qui déracinait les arbres dans sa tête.
9 juin 2014, l’heure n’est pas importante.
Le téléphone sonna. Un coup. Deux coups. Trois coups. Je grognai en me retournant sur mon flanc gauche dans le lit, Claire répondait toujours au téléphone d’habitude. Quatre coups. Cinq coups. Six coups. Plus rien. Claire devait avoir répondu.
Ça recommença.
Un coup. Je me levai. Deux coups. Je pris labouteille qui trainait sur ma table de chevet. Trois coups. Je me dirigeai lentement vers le téléphone suivant la sonnerie qui devenait de plus en plus criarde provoquant une douleur lancinante dans mon crâne à mesure où j’avancais. Quatre coups. J’atteignis le téléphone. Cinq coups. Je me raclai la gorge et répondis d’une voix rauque :
-Allo?
Le silence à l’autre bout du fil.
-Allo?
Cette fois-ci je perçus un son.
-Qui appelle?
La seule réponse que j’obtins fut un long râle sifflant, puis un bruit assourdissant survint, suivi d’une berceuse.
Je raccrochai.
Je savais d’où provenait cette berceuse.
Je courus jusqu’à la chambre de notre fille. J’ouvris la porte, sur le sol gisait sa boîte à musique, aux côtés d’un téléphone cellulaire, celui de Claire. Je levai les yeux et la vis. Je courus sous elle, en lui criant à travers mes sanglots de ne pas mourir. Je hurlais de terreur, en maintenant son poids sur mes épaules. Je m’époumonais à appeler à l’aide, je gémissais, elle m’échappait, sa vie m’échappait, mes genoux flanchèrent. Je me mis à courir dans la maison, fouillai tous les tiroirs de la cuisine malgré le voile de larmes devant mes yeux à la recherche d’un objet coupant, je trouvai le couteau à viande. Je grimpai sur la chaise de bureau rose qui se trouvait sur le sol et me mit à scier violemment la corde qui la faisait valser avec la mort; deux corde à danser de notre fille qu’elle avait liées ensemble. La première céda, puis la deuxième fit de même. Je tentai de retenir Claire en la serrant contre moi ce qui eut comme effet de ralentir sa chute et d’accélérer la mienne. Elle s’écroula lourdement par terre. Je retirai la corde à son cou en la suppliant de se réveiller. Agenouillé à côté d’elle, je l’observais à travers mes larmes. Son corps était contorsionné par la chute, sa peau teintée d’un bleu livide, ses lèvres violettes, sa bouche béante laissant s’échapper sa langue pendante, puis il y avait ses yeux. Ses paupières entrouvertes laissaient voir ses yeux vitreux, révulsés, sans vie. Je la pris dans mes bras, comme une poupée de coton, elle ne cilla pas.
Le nez enfoui dans son cou, je pleurais. Je pleurais chaque larme qu’elle s’était empêchée de verser. Je pleurais toute la faiblesse qu’elle m’avait reprochée. Je lui en voulais d’avoir été aussi forte. Maintenant je m’en veux de ne pas avoir su percer sa façade.
Sa tête roula vers l’arrière et je vis la marque rougeâtre de la corde. J’avais mal. Mal pour elle. Mal pour nous. Mal pour moi. À l’intérieur de moi tout bouillait, tout brûlait, chaque parties de mon être s’embrasaient. Plus chaud que l’alcool. Pire que l’acide. Je cuisais de l’intérieur. Je carbonisais de rage.
Elle n’aurait pas dû mourir au bout de cette corde.
Moi oui.
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