Partager

Le téléphone décide de crier sa rage au moment même où le refrain embarquait dans le party. C’est sa grande chum Madame Bertrand qui veut échanger les derniers potins.
Louise Lavallée : Tu m’niaises-tu!? Y vont divorcer!? Comment ça dont? Me semble qu’à «Deux filles le matin» y’avaient l’air tellement heureux ensemble… Penses-tu? Y s’rait gay? Ah ouain bin ça se pourrait bin, y’a l’air un peu t’sais émotionnel la… En tout cas, j’sais bin pas c’qui va advenir de leur carrière.
Ses «R» se laissent aller en pirouettant sans se soucier de leur air ridicule et du temps qui passe en courant. Elle s’emporte derrière les aiguilles de sa vieille horloge grand-père sans s’apercevoir que son gâteau des anges souffre dans le four.
Lousie Lavallée : OH MON DIEU! T’as-tu vu ça toi sur le front page du Clin d’œil cette semaine? Bin oui toé Véro était TOUT NUE! J’ai assez pogné d’quoi la… Je l’aimais moi elle… Quel exemple a donne? A dit que c’est pour «prôner l’acceptation du corps féminin» bin oui heille m’a te l’dire c’est quoi moi : c’est vulgaire, VUL-E-GAIRE!
Toc toc toc
L.L. : Heille jte laisse ça cogne à porte!
Elle pose son vieux combiné au fil torturé et suit ses veilles pantoufles plus trop roses vers la porte.
L.L. : Oui? Bonjour?
Inconnu : Bonjour! Puis-je?
Il entre sans attendre de réponse, il s’en fout un peu. Louise reste surprise en voyant l’homme traverser ton tapis Welcome sans gêne. Elle ne sait pas trop si elle doit se fâcher ou rester polie devant son élégance d’homme à cravate.
L.L. : Heeeu… je peux savoir qui vous êtes monsieur…?
Inconnu : William Blanchette du journal La Personne.
L.L. : Ah oui!? Un journaliste! Que me vaut l’honneur?
M.Blanchette : Je voudrais vous interviewer.
L.L. : Ah oui? MOI? Hein je capote ok mon dieu!! Faut-il que j’me mette belle?
M.Blanchette : Non non ce n’est pas nécessaire, je veux que ce soit le plus naturel possible, c’est parfait comme ça.
La folle : Ah ouain? Ok… Mais heille rencontrez-vous souvent des vedettes? Avez-vous des ptits potins…? Allez! Je peux être bin discrète! Je vous jure je dirai rien!
M.Blanchette : J’en rencontre parfois…
L.L.: Oh aller come on!!! Des acteurs? Chanteurs? Animateurs? Pas Éric Salvail quand-même! Éric Salvail??
M.Blanchette : Madame je ne nommerai pas de noms, pardon… Je suis un peu serré dans le temps, pouvons-nous débuter?
L.L. : Oui oui pardonnez-moi j’suis bin curieuse… Venez-vous assoir.
Il la suit vers son vieux divan recouvert de plastique qui l’accueille dans un gracieux couinement. Il prend la place d’un chat gris qui le menace d’un regard jaloux.
M.Blanchette : Quel est votre nom de jeune fille madame…?
L.L. : Louise Lavallée
M.B : Mme Lavallée M.quel âge avez-vous?
L.L. : Vous devez vraiment poser cette question??
M.B : Oui… je suis désolé c’est nécessaire pour mon reportage…
L.L. : Oh… J’ai 60 ans.
M.B. : Mariée? Des enfants?
L.L. : Divorcée, 3 enfants, 4 petits-enfants.
M.B : Âges et noms des enfants?
L.L. : Lorie 26 ans, Charles 29 ans et Stéphanie 31 ans
M.B : Puis-je savoir la raison de votre divorce?
L.L. : J’imagine que ça aussi c’est nécessaire?
M.B : …
L.L. : Un classique là, y’est parti avec une plus jeune.
Elle retient ses larmes et il écrit l’information en cachant sa joie. Non, mais quelle histoire pathétique, c’est exactement ce qui lui faut!
M.B : Faites sortir le méchant si vous voulez…
L.L. : C’est juste que bin ça fait chier en tabarnak! Oups pardons!!! Écrivez pas ça!
M.B : Madame, je veux que ce soit le plus naturel possible, je dois écrire fidèlement ce que j’entends, c’est dans mon contrat.
Un contrat, quel contrat? Il se régale tellement de son désespoir, le public va adorer!
L.L. : Il est quand-même le père de mes enfants avant d’être un de trou de cul t’sais! Soyez compréhensif…
M.B. : Je comprends.
Il s’en fout tellement.
M.B. : Que faites-vous dans la vie?
L.L. : Secrétaire dans une compagnie d’assurance.
M.B. : D’accord
Tellement pathétique! Il lui pose une dizaine d’autres questions avant de l’aveugler avec la peur de toute femme complexée : une caméra Canon haute définition. Puis, il se lève, accroche un bibelot laid d’une ballerine dodue et part vers la porte. Grifou et Kit-Cat en profitent pour sortir de leur cachette et attaquer la jambe de monsieur Blanchette comme s’il était l’ennemi à abattre. Il atteint enfin la porte, heureux de quitter cette terrible odeur de vieille dame. Franchement, mais quel parfum étranglant!
M.Blanchette : Au revoir madame Lavallée!
Dehors, il prend une bonne respiration et sourit diaboliquement. Elle le regarde partir en passant la main dans sa permanente auburn défraîchie. Elle prend Kit-Cat dans ses bras mous et dit, d’une voix totalement nunuche :
L.L. : Penses-tu que j’vais devenir une vedette, mimine?
Le chat roux, qui n’en a absolument rien à foutre, la griffe et se sauve de son emprise.
Une semaine s’est écoulée
Louise est impatiente de voir l’article. Elle en a déjà parlé à toutes ses chums, qui ont toutes fait semblant d’être heureuses pour elle. Elle est passée au Wal-Mart tous les jours feuilleter le journal La Personne. Elle se fait des idées en voyant les autres articles qui sont bien plus passionnants que sa misérable vie de crazy cat lady/mamie gâteau/collectionneuse hors pair de Reader’s Digest. Le stress se colle à elle comme son chat après la doudoune du salon. Et aujourd’hui l’article y est. Le titre est… comment dire… plate, vraiment plate : La femme ordinaire. Angoissée et pas certaine de vouloir voir ce désastre, elle se dit : «Pourquoi j’ai accepté aussi!? C’tait pour être comme les vedettes. Bin oui bravo maudite conne BRAVO». Elle se lance courageusement. Oh sa photo n’est pas laide, Photoshop sans doute… Elle commence sa lecture périlleuse en oubliant les allées remplies de gens toujours trop pressés. On la frôle, bouscule, déplace, pousse, mais rien ne l’arrête : elle est engloutie, envahie par tous ces mots justes qui sonnent faux. Est-elle vraiment ainsi? Une femme ordinaire dans une vie ordinaire dans une maison ordinaire avec des chats et une décoration ordinaires? Vraiment? «J’suis plus que ça me semble…» Une dame dans la quarantaine s’arrête à côté de Louise, qui est toujours absente, et lui tapote l’épaule.
Dame : Excusez-moi?
Louise revient sur Terre tranquillement et regarde la dame intriguée.
Dame : Êtes-vous Louise Lavallée?
Ne réalisant pas la situation elle répondit simplement «Oui».
Dame : Est-ce que je peux prendre une photo avec vous?
Ne sachant pas trop que répondre ni que penser, elle accepta.
Dame : Êtes-vous sur Facebook? Je pourrais vous identifier et j’aimerais bien vous suivre aussi!
Louise ne la trouve pas drôle. «M’identifier, de quessé c’est ça voyons dont? Pis de quoi elle parle elle de me suivre! J’veux pas qu’elle sache où j’habite! Franchement quelle effrontée!» Elle ne lui répond même pas et part payer la pire erreur de sa vie et des petits bonbons Butterscotch pour lui faire croire que tout ira bien.
Arrivée devant sa maison, elle pensait avoir la paix, mais sa fouineuse de voisine, madame Georges, lui crie de sa galerie garnie de fleurs en plastique : «Coudonc quessé qui se passe avec toé? Tu fais la vedette! Comment ça dont? Pis tu m’avais pas dit ça pour ton mari! Heille méchant trou d’cul! » Louise se retient pour ne pas l’envoyer chier elle et son jardin du Dollarama et entre chez elle sans commentaire. Cinq nouveaux messages sur son répondeur, 13 courriels et une souris, gracieuseté de Grifou, l’accueillent. Elle n’a pas envie de faire face à sa nouvelle vie tout de suite. Elle ferme tous ses rideaux pour déjouer Madame Georges qui a sorti ses longues vues. Sa Céline dans le tapis, elle se part un tricot en tétant un petit Butterscotch. Le CD ne joue plus depuis un bon dix minutes et Louise flotte dans le sommeil.
Le téléphone, toujours aussi enragé, l’arrache à Morphée.
Stéphanie : Maman!? Qu’est-ce qui se passe là?
Louise ne sait pas l’heure et encore moins ce qui ce passe.
Louise : Calme-toi la, qu’est-ce qui va pas?
Stéph : Y’a une mère à la garderie qui voulait prendre Coralie en photo! Toi pis ton maudit trip de vedette en marde! Y’est pas question que ma fille soit embarquée là-dedans! Tu vas faire de quoi là j’espère!?
Louise : Quoi!? J’pense que je perds le contrôle Stéph… j’pensais pas que ça deviendrais aussi big!
Toc toc toc
Louise : Ça cogne jte rappelle ok?
Stéph : Ça vaut pas la peine maman je vais m’arranger, j’en ai plein le cul de passer après tes magasines pis ton rêve Hollywoodien. R’garde où c’que ça t’a mené.
TOC TOC TOC
Louise : Stéphanie!
Elle n’a pas le temps de s’excuser que le bip sonore se fait entendre en même temps que le vacarme incessant à la porte. Louise regarde par la fenêtre et aperçois madame Bertrand qui ne tient plus debout. Elle lui ouvre enfin la porte.
Madame Bertrand : LOUIIIIIIISE!!! Heille m’a tu vu ça toi la vedette, t’es une star! Viendrais-tu souper au resto à soir avec moi pis mes chums du club de lecture? J’ai bin hâte de voir leur face quand elles vont voir avec qui j’suis!
Louise : Bin voyons t’as jamais voulu mes présenter ces chums-là. Tu disais que j’tais pas assez cultivée pour elles!
Mme B. : Franchement, s’pas grave ça t’as juste à pas parler trop trop, j’veux juste que tu sois là. Elles vont capoter!
Louise : Tu m’niaises-tu!? J’pensais qu’on était amie! Tu vas crisser l’camp de chez moi pis tu suite maudite profiteuse!
Louise claque la porte et pars voir si ses chats sont aussi virés timbrés. Elle les sert dans ses bras tremblotants et sanglote son désespoir. Comme d’habitude, ses chats se lassent et la laisse seule comme elle ne l’a jamais été. Les yeux rougis, la gorge qui bondit tristement et le nez reniflant, elle allume son foyer et brûle tous ses précieux Reader’s Digest. Elle regarde le parfait visage d’Angelina Jolie se percer et disparaître.
Louise : J’voudrais tellement disparaître moi avec…