Partager

J’étouffe. L’air m’étouffe. L’ennui m’étouffe. La poussière de la vieille bibliothèque m’étouffe. Je regarde autour de moi et tout ce que je vois ce sont des regards mornes, une pièce fade mais surtout de l’ennui. J’essaie de me replonger dans mon livre d’anatomie mais mes paupières sont lourdes et mon cerveau semble être au point mort. Je vois les mots mais je ne les assimile pas. Trachée, thymus, aorte, diaphragme, sternum, blablabla. Mon cerveau fait mal et mes yeux brûlent. Je voudrais arrêter cette étude infernale, mais ces fins de sessions universitaires nécessitent d’innombrables heures d’étude. Je fixe le corps humain illustré dans l’encyclopédie et remarque la différence entre lui et moi. Son corps est rempli. Il est rempli de muscles, d’organes, de sang et de mots qui expliquent tels ou tels muscles ou organes. Moi, je suis vide. Je ne suis qu’une coquille qui marche du campus jusqu’à l’université. Je marche d’un cours à l’autre. Si je ne marchais pas, on me croirait probablement morte. Morte d’ennui. Mon supplice a commencé à ma naissance. Née d’une mère neurologue et d’un père cardiologue, mon avenir était déjà tracé. J’allais devenir l’un de ces médecins dont la spécialisation se termine par «ogue». Mes réflexions s’arrêtent net. Le raclement d’une chaise sur le sol me fait réaliser que je suis la dernière dans la vieille bibliothèque. Je me lève et ramasse mon sac, mon encyclopédie, mon ordinateur portable et mon courage. Je marche de la bibliothèque jusqu’au campus puis, je monte les marches jusqu’à ma chambre. Ma colocataire lève ses yeux vers moi et son regard terne fait monter en moi une rage inexplicable. Je suis une bonne fille, je l’ai toujours été d’ailleurs. Je me réveillais de bonne heure, je me couchais tôt, j’étudiais lorsqu’il fallait étudier. Ma vie avait toujours été dictée par un horaire strict.
Je pense aux heures d’études qui ne font que s’accumuler et qui sont loin d’être terminées et je sors ma valise. J’ai l’impression que mon corps est indépendant de ma tête. Je remplie la valise machinalement, j’y range des vêtements au hasard sans même réagir au moment où j’y dépose une paire de pantalons courts alors que nous sommes en novembre. C’est seulement une fois sortie de l’enceinte de l’université que mon cerveau réitère son fonctionnement normal. Mes mains deviennent moites, mon cœur palpite et la neige se dépose sur mes cheveux blonds qui s’agitent dans tous les sens à cause du vent. Mes pensées s’entremêlent. Je suis à deux doigts de faire demi-tour et de retourner dans ma chambre. Puis je reprends le contrôle de mes émotions. Si je retourne dans ma chambre, je continuerai à m’apitoyer sur mon sort et je continuerai à penser que j’ai une vie médiocre. Je ne manquerai à personne. Je n’ai pas d’amis à l’université et mes parents ne se rendront pas compte de mon absence avant l’arrivée des vacances de Noël. Ils me texteront comme à l’habitude et je leur dirai que tout va bien à l’école. Je monte dans le premier autobus et en ressort au bout d’une heure avec ma valise. Je marche. Pas longtemps. Montréal est une grande ville et je trouve un hôtel rapidement. Mes parents m’envoient de l’argent à chaque mois alors je n’ai aucun problème pour me payer une chambre. L’espace qu’il y a entre l’université et l’hôtel me fait du bien. Ma tête se vide tranquillement des leçons d’anatomie et les mots sortent de ma tête et elle semble se dégonfler tel un ballon qui est percé d’un tout petit trou qui laisse l’air s’échapper doucement. Je sors mon ordinateur portable. Il me faut un plan je ne peux pas rester dans un hôtel indéfiniment. Je tape : CARTE DU MONDE. Je ferme les yeux et choisis un endroit au hasard. Mon doigt s’arrête et je me promets que peu importe la destination, j’irai.
L’aéroport du Brésil est bondé. Je sais exactement où aller. Je prends un taxi et lui montre la feuille sur laquelle l’adresse de l’hôtel est imprimée. La voiture se glisse dans le trafic typique du Brésil. Les mobylettes nous dépassent agilement et se faufilent entre les automobiles. La destination que mon doigt a choisie me convient. Le Brésil me semble être un endroit paradisiaque remplie d’action ce qui m’est nécessaire pour sortir de ma vie morne et confortable. Mes parents ne se doutent pas de mon voyage. Ma mère m’avait texté la veille de l’hôpital pour m’annoncer qu’elle et mon père travailleraient pendant la majorité des vacances de Noël. Cette annonce m’avait simplement confirmé que j’avais fait le bon choix en partant loin de la maison et de l’université. L’hôtel est majestueux et après quelques jours passés à me faire bronzer sur le bord de la piscine à boire des martinis l’anxiété m’envahit de nouveau. J’avais voulu voyager pour sortir de ma zone de confort et vivre des aventures et je suis là, à côté de la piscine à me prélasser sous le soleil et à dépenser l’argent de mes parents à boire et à dormir dans le plus bel hôtel de Rio de Janeiro. Je remonte à ma chambre avec empressement, ouvre mon ordinateur portable et me met à la recherche d’une auberge de jeunesse. Une heure plus tard, je me retrouve dans une chambre minuscule que je partage avec un inconnu. La chambre semble propre mais l’idée que je doive partager ma chambre avec un étranger me dérange un peu. Il n’est pas encore arrivé alors j’ai la chambre à moi toute seule pour la soirée. J’explore un peu les alentours de l’auberge. Elle est à l’extérieur du centre-ville elle est donc reculée dans la forêt et à l’abri des regards indiscrets. La nuit tombe et je regagne ma chambre. J’ouvre la porte et un homme est penché sur sa valise qui est déposée sur le sol. Les vêtements s’envolent et je décide de me racler la gorge pour attirer son attention.
F : Humhum.
Il referme sa valise et se retourne prestement. Sa beauté me frappe. Son teint basané, ses cheveux blonds coiffés de rastas, ses yeux bleus, tout me frappe en même temps. Je me sens rougir lorsque ses yeux croisent les miens. Il se lève et me tend sa main.
-«Salut, je m’appelle Daniel. Inquiète-toi pas pour le bordel je vais le ramasser.»
-«Ppppas de problème. Moi c’est Anne-Marie»
Je le sens m’observer quelques secondes puis il se laisse tomber sur le lit à droite de la chambre. La curiosité me pousse à lui poser des questions malgré ma gêne.
-«Tu viens d’où?»
-«Gatineau. Toi?»
-«Montréal», je réponds en rougissant.
-«Qu’est-ce tu fais icite?»
-«Une sabbatique ou de quoi de même je sais pas trop encore.», j’allais lui demander ce que lui pouvais bien faire ici mais il semblait distrait.
Je me glisse dans mon lit, mal à l’aise d’avoir un garçon qui dort à côté de moi mais, la fatigue l’emporte et je sombre.
Je suis réveillée au bout de je ne sais trop combien de temps. J’entends des voix par l’entrebâillement de la porte. Je n’entends pas l’interlocuteur de Daniel car il parle tout bas, mais au bout de quelques secondes, les murmures cessent. La porte s’ouvre et je fais semblant de dormir. J’entends des pas qui s’approchent de moi et une grande main se pose sur ma bouche. Il me force à sortir du lit et me traîne dans le couloir. Un homme lui fait un signe et Daniel me tire le bras pour me faire avancer vite. Avant d’entrer dans la salle commune de l’auberge, il me fait signe de me taire et me montre l’arme à sa ceinture. Derrière le comptoir, un homme nous questionne du regard et Daniel se met à lui parler en portugais. L’homme acquiesce et nous sourit. À l’extérieur de l’auberge, l’homme qui a fait signe à Daniel nous attend, appuyé sur la portière d’un Jeep. Il m’ouvre la portière et Daniel me pousse au fond du véhicule et s’assied à mes côtés. Je commence à réaliser ce qui vient de se passer et la panique monte en moi et me prend à la gorge m’empêchant de respirer. Ma respiration s’accélère. Le Jeep s’arrête devant une vieille cabane au fond d’une forêt dense. Je me demande pourquoi quelque chose comme ça pouvait m’arriver. J’avais demandé de l’action mais je ne parlais pas de l’action résultant d’un enlèvement. Le conducteur m’ouvre la porte et me tire à l’extérieur. L’humidité du Brésil me colle à la peau rendant ma respiration encore plus haletante. Mon cœur bat si vite que ma tête commence à tourner. Les deux hommes me tirent vers la bâtisse et je lutte avec autant de force que ma frêle carrure me le permet. Ma résistance n’est toutefois pas suffisante, la porte s’ouvre et une odeur étrange s’en dégage. Dans la pénombre, les formes sont floues et je distingue mal ce qui se trouve à l’intérieur de la seule et unique pièce de la cabane. Les hommes me font asseoir sur une surface dure et m’attachent, liant mes pieds et mes mains. L’inconnu sort une lampe de poche de je ne sais où et la pointe devant nous. Une table en bois, des outils, du papier, des crayons, un tas d’objet parmi lesquels des bocaux sont entreposés, empilés. Malgré la lumière faible, je reconnais toutefois ce qu’il y a dans les bocaux : poumon droit, poumon gauche, foie, rein, cœur. Une nausée m’envahit et la bile me monte dans la gorge et roule dans ma bouche; un sanglot m’échappe et secoue mon corps en entier. Les hommes conversent en portugais et Daniel se retourne finalement vers moi.
D : Anne-Marie, je te présente le docteur Carvajal et il va s’occuper de toi.
FIN
Suivez-nousPartager