Partager

Elle est assise à sa place habituelle et elle rêve. Mon attention est soudainement attirée par ses gestes réfléchis et sans brusquerie. Juliette voit le monde imaginaire au travers de ses yeux caméléon et son sourire rêveur aux dents imparfaites illumine la pièce de sa douceur. Ses cheveux pâles cascadent devant son visage concentré. Que voit-elle? Qu’écrit-elle? À quoi pense-t-elle? À moi, peut-être? Quelle bonne blague! Moi, éternel garçon d’honneur, jamais marié et, donc, jamais divorcé. Je suis une banalité sans nom, sans couleur, sans image…indigne même des stéréotypes les plus clichés. Elle. Elle resplendit sans même essayer. Elle. Juliette sans Roméo. Ah! Juliette me laissera-elle caresser sa main et enlacer son cœur?
On m’a dit qu’elle aime courir. Que poursuit-elle? La vie? Le temps? Le temps sûrement, car il semble toujours s’enfuir plus vite en sa présence. Je peux courir aussi, quoique je tiens plus du lapin sprinter qui laisse passer sa chance que d’une tortue marathonienne qui gagnera grâce à sa persévérance. Triste, n’est-ce pas ? Alors que son regard tendre examine l’invisible, je la contemple encore. J’admire chacun de ses traits : de ses joues rebondies à ses paupières alourdies par de longs cils gracieux. Elle semble épuisée. Le paysage du pays des rêves est-il si pénible à fixer? Je ne le saurai sans doute jamais. Un mystère, cette Juliette. Les engrenages de mes pensées s’usent, se coincent, rouillent chaque fois que ses yeux me murmurent trop bas des secrets d’une autre réalité. L’horloger est en vacances cette semaine. Dommage. Mes aiguilles ont figé le temps, mais la belle Juliette continue sa course vers l’avenir. Regardera-t-elle derrière pour s’apercevoir de mon absence? Fera-t-elle demi-tour pour moi? Non, bien sûr que non. Pourquoi me remarquerait-elle? Je suis une banalité sans nom, sans couleur et sans image. Malgré tout, je l’attends encore.
J’aperçois dans un brouillard les mots déformés de mon professeur qui devise avec conviction sur le sens de la vie. Un mensonge, puis un autre et encore un autre voyage de ses pensées incohérentes à nos oreilles peu attentives. Un illuminé. Un fou! Un vieux qui radote ses divagations à la jeune génération. Du fil et une aiguille accompliraient des miracles avec ses théories décousues. La courtepointe résultant de ce travail titanesque réconforterait certainement les âmes perdues de ce monde et les bercerait dans la chaleur d’un beau discours aux allures de sagesse. Cependant, de mon siège, à l’arrière de la classe, je vois l’ennui danser sur les visages des autres étudiants. Ils se perdent dans les sentiers tortueux de leur esprit. Ils fuient désespérément la morosité quotidienne.
Mais, Juliette (l’unique Juliette) semble être la seule à profiter du voyage. C’est fou comme mes pensées reviennent toujours à elle! Comme un point coloré qui s’étend sur la circonférence d’un cercle monochrome, elle s’accapare peu à peu chaque parcelle de mon attention. En véritable conquérante, elle plante son drapeau orné de sa personnalité sur chaque nouvelle terre qu’elle traverse. Ainsi, mon esprit fertile s’épanouit en milliers de champs fleuris. Tous les jours, je rêve de cueillir quelques-unes de ses fleurs d’amour pour les lui offrir. J’hésite. Et si elle les laissait se faner sans les abreuver de l’attention dont elles ont tant besoin? Alors, toutes leurs sœurs connaîtraient le même sort et les champs agonisant atrophieraient mon cœur. Et si …
DRRRRRIIIING !
Le son de la cloche fracasse tel un mur de béton le cours de mes pensées. Jetant un dernier regard vers Juliette, je ramasse méthodiquement mes cahiers et range minutieusement mes crayons dans mon étui. Je profite de chaque seconde où elle peut habiter mon champ de vision. Ah ! Comme le temps s’enfuit loin de moi! Insaisissable tel le vent impétueux. Quel peureux! Quel voyeur! Je suis pathétique.
Une main, un glaive, s’abat brutalement sur mon épaule. Dans un sursaut, je me retourne.
- Tu vas la regarder comme ça longtemps, mon vieux? me demande Vincent d’un air entendu, un de ses sourcils ridiculement relevé. Un jour, tu devras lui parler. Rassure-moi. Tu le savais, hein?
- Je… Oui! Bien sûr que oui. Je le savais! Je bégaye, peu convaincant.
Son air dubitatif m’éclaire si bien sur son opinion que je détourne rapidement la tête de peur d’être aveuglé.
- Je ne suis pas prêt. Pas encore. Je d…, je commence.
- Pas prêt ? me coupe-t-il, incrédule. Est-ce que tu t’écoutes un peu quelques fois. Tu perds ton temps à la regarder comme si elle était une merveilleuse oasis et, toi, un homme assoiffé et perdu au milieu du désert. Ça en devient carrément ridicule. Il faut que tu te bouges. Elle ne te tombera jamais dans les bras si elle ne sait même pas que tu existes.
- Pourquoi le fera-t-elle si je lui parle? Hein? Dis-moi. Je n’ai rien d’intéressant. Rien de particulier. Rien de spécial ! Alors, qu’est-ce que ça peut faire si je perds mon temps, comme tu dis, à la regarder?
Grondant de colère, je tourne les talons et, avec mes affaires sous le bras, m’enfuis dans le tonnerre de mes pas. Dans le couloir, les salles de classe vomissent des flots d’étudiants impatients. J’entends faiblement mon meilleur ami batailler pour me rejoindre dans la marée humaine. Ma présence se noie dans un brouhaha infernal, une spirale de voix et d’émotions dans laquelle je trouve le confort de disparaître.
Soudain, une porte s’ouvre brusquement devant moi. Une grenade de douleur explose violemment dans ma tête et les fragments du monde se perdent dans la brume…
- … Thomas… Thomas…
Une voix lointaine rebondit dans un écho dissonant contre les parois de mon crâne douloureux. Qui est-elle? Plus important : qui appelle-t-elle? Ce timbre me semble familier. Ou pas. Où suis-je? Un sol frais et bosselé transperce mes omoplates et tourmente mes côtes. Ma tête tourne, des points noirs dansent devant mes yeux entr’ouverts et mon cœur palpitant valse dans ma poitrine. Où suis-je? Mes paupières sont des championnes dans la catégorie poids lourd. Inévitablement, je perds mon combat contre elles et les ténèbres m’envahissent aussitôt. Où va le monde lorsque nos yeux se ferment? Ailleurs sans doute…La question la plus juste serait certainement : où va-t-on lorsque nos yeux s’ouvrent?
- Thomas…
Une voix féminine, envoutante, effrayante m’appelle à nouveau. Le tambour de douleur s’évanouit dans le silence. Mes yeux me dévoilent alors une forêt dense. Des conifères et des feuillues créent une voûte haute et opaque par laquelle s’échappe quelques faibles rayons de soleil. Désorienté, j’examine les alentours. Comment me suis-je retrouvé là?
Une ombre sort brièvement de mon angle mort. Un rire inhumain résonne fatalement parmi les troncs. Le son aigu, à glacer le sang, perce mes tympans et m’envoie une décharge de frissons paralysants. Mes membres tremblent telle une frêle feuille malmenée par une bourrasque tenace. L’Ombre réapparaît. Cette fois sa présence se fait longuement sentir avant qu’elle ne décide de bouger à nouveau. Elle s’approche d’un pas lent, élégant, agile. Silencieuse même sur le tapis de feuilles mortes. Une démarche féline. Des gestes étudiés. Une prédatrice. L’Ombre guette. L’Ombre chasse. Ses yeux soudainement visibles dans la lumière tamisée m’observent avec une folle obsession. Je suis sa proie figée dans la peur. Une statue de pierre. Je ne peux pas m’enfuir. Son regard à la couleur indéterminée transperce mon âme et me cloue aussi efficacement qu’un marteau au sol. L’Ombre s’arrête à quelques enjambées de moi. Elle me fixe. Un sourire malfaisant transparaît sur son visage enseveli sous une masse emmêlée de cheveux châtains. De ses doigts crispés aux ongles (aux griffes) crasseux, elle dégage quelques mèches de ses traits tordus. Un autre gloussement abominablement monstrueux résonne dans l’atmosphère lugubre.
Elle… Elle… M-mais… C-c’est…
- Juliette! Qu’est-ce que…? Où …?
J’essaie désespérément d’extraire de mes cordes vocales une phrase cohérente. Sans succès. Son affreux ricanement retentit. Elle se moque de moi! Ce n’est pas Juliette. Ma merveilleuse Juliette. Qui est-elle? Quel imposteur ose faire une chose aussi odieuse?
- Thomas, m’appelle-t-elle malicieusement en dévoilant ses dents pointues et dégoulinantes d’une matière visqueuse.
Sa voix terrifiante me permet de me ressaisir assez longtemps pour que les signaux désespérés de mon cerveau voyagent dans mon système nerveux jusqu’à leur destination. Mes jambes s’enfuient plus vites qu’elles ne l’ont jamais fait auparavant. Je vole pratiquement parmi les arbres, mais l’Ombre de Juliette qui me talonne avec férocité gagne toujours en vitesse. D’un instant à l’autre, elle me rattrapera. Elle me déchirera la peau. Elle mangera ma chair. Elle boira mon sang. Elle festoiera sur mon corps encore chaud. Ainsi sera mon destin.
Soudain, un trou béant s’ouvre sous mes pieds. Un trou noir qui m’attire dans ses profondeurs infinies. J’entends le rugissement enragé de l’Ombre derrière moi s’éloigner. Lentement, il n’y a plus mon propre cri qui résonne dans le néant.
- Thomas! Thomas! Réveille-toi!
J’obéis et aussitôt je bondis aussi loin que possible. Je sens mon dos pressé contre un des murs froids de l’école. Les yeux inquiets de Juliette m’examinent.
- Est-ce que tout va bien, Thomas? demande-t-elle doucement.
- O-oui. Juste un coup de porte, je réponds toujours tremblant de peur et le cœur prêt à exploser. J-je dois y aller.
Sans attendre de réponse, je m’enfuis à toutes jambes, loin de celle qui hante tous mes plus beaux rêves… et mon pire cauchemar.
Suivez-nousPartager