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Elle courrait. Elle courrait constamment. À reculons, vers l’avant, de côté, vers le néant. Peu importe. Elle courrait. Comme une course frénétique, une course vers la vie, pour la vie. Une course nécessaire, vitale, viscérale. Courir pour trouver des réponses, puis perdre le sens de la course à force de courir. S’élancer avec un but clair, précis, foncer droit devant pour l’atteindre, comme une fusée s’élançant vers la lune. Ne rien voir d’autre que le fil d’arrivée. Se voir avec une satisfaction jouissive l’atteindre avec férocité. Se propulser dans le futur et y arriver avant tout le monde. Mieux que tout le monde. Être celui qui touche le ruban, cédant au passage foudroyant de notre corps. Celui sur le podium, sur la plus haute marche, or à la main, or au cou. Puis, perdre le contrôle, trébucher, rouler, se fracasser la tête. Le flou survient et prend possession de ce que nous sommes, de ce que nous étions. De ce qu’elle était. Commotion cérébrale. L’or au sol. Quel était le véritable prix? Qu’a-t-elle atteint exactement? Était-ce ça, la lune qu’elle avait tant convoitée? Un exploit aveuglant qui te jette dans le précipice?
Cette obsession était survenue chez elle naturellement, sans qu’elle comprenne pourquoi, sans évènement déclencheur précis. Elle avait seize ans lorsqu’elle courut à toute vitesse pour la première fois. Pas une petite course d’enfant qui joue à la tague, en riant. Non, une course de hautes pulsations. Une propulsion digne d’une question de vie ou de mort. Courir comme si la mort, cette coureuse olympique, était derrière et qu’elle vous poursuivait. Mais, évidemment, personne ne courrait réellement derrière elle armée d’une «chainsaw». Elle avait courut ainsi, car elle s’était tout bonnement demandé, avec quelques amis, combien de temps cela prendrait pour aller jusqu’au bout du champ et revenir toucher la clôture, s’ils courraient le plus rapidement possible. Comme lorsqu’on plonge notre tête dans la piscine, tout curieux de savoir combien de temps nous pourrons tenir sans remplir nos poumons de nouveau. C’était la même chose, une simple et banale curiosité. Quoiqu’elle prit ce défi très au sérieux. Vous savez, quand on veut impressionner la galerie… Et c’est ce qu’elle fit. Même le voisin de dix-huit ans, qui jouait dans une équipe de soccer, ne réussit pas à la dépasser. Elle, elle ne pratiquait pourtant aucun sport. Elle fut très étonnée par sa performance inattendue, mais sans plus. Il n’y avait pas de quoi devenir obsédée, obnubilée par le fait de courir, de pratiquer un sport, elle qui n’aimait même pas ça. Pourtant, le lendemain, elle eut l’envie de se tester de nouveau, en solitaire cette fois. Elle mit ses espadrilles et les attacha minutieusement pour qu’ils soient bien serrés. Comme s’il serait extrêmement grave, qu’en cours de route, les cordons de l’un d’eux décident de se détacher malicieusement. Puis, elle partit dans le boisée derrière chez elle. Elle marcha longtemps à la recherche d’un quelconque chemin qui favoriserait sa course. Elle n’y avait pénétré que quelques fois, dans ce boisée, pour marcher tranquillement, s’asseoir sur un rocher et observer. Jamais, elle n’avait été aussi loin. Elle finit par trouver un petit sentier, qu’elle rejoint immédiatement. Il était entouré de grands sapins, de bouleaux, de pins et d’épinettes qui s’alliaient presque tous dans leur sommet. Comme si elle se retrouvait enveloppée d’arbres et plongée dans un ombrage où seuls quelques faisceaux lumineux parvenaient à se faufiler entre les branches et les feuilles. Mais, voilà, elle avait ce besoin inexplicable de courir de nouveau. Ici, maintenant, dans ce genre de tunnel feuillu. Alors, elle propulsa son corps entre les arbres. Elle courut très rapidement, avec de grandes enjambés. Son cœur allait vite. Elle se demanda si cela faisait le même effet que lorsqu’on tombe amoureux et qu’au contact d’une personne, notre cœur «bat la chamade», comme ils disent dans les livres. Son cœur à elle n’avait jamais eu d’aussi fortes pulsations qu’en courant ainsi. Même pas en jouant au ballon chasseur dans les cours d’éducation physique, et encore moins simplement par la présence d’une personne. Bien vite, telle la vitesse de ses pas, plus aucune pensée n’effleura son esprit. Il n’y avait plus que son corps. Un ballon emporté par le vent. Une machine qui exécute la fonction pour laquelle elle est programmée. Simplement un corps en mouvement. Tout ce qui l’entourait n’étant plus qu’un flou soyeux, enivrant. Elle courut très longtemps. Et, lorsqu’elle finit par s’arrêter, pas parce qu’elle en avait envie, mais bien parce que son corps était sur le point de défaillir, tout reprit l’allure d’une réalité monotone et écrasante. Une réalité qui lui semblait désormais l’étouffer. Elle ne passa plus une seule journée sans courir à toute allure. Plus aucune journée ne pouvait exister sans qu’elle puisse laisser son corps s’envoler, les pieds bien au sol, le brouillard de bien-être autour. Un an plus tard, elle s’inscrit même dans un club d’athlétisme et se paya des espadrilles spécialement conçues pour la course. Toutes les courses auxquelles elle se présentait, elle les gagnait, sans exceptions. Tellement que ses compétiteurs abandonnaient souvent lorsqu’il voyait la réputée gazelle faire son entrée sur la piste. D’autres y restaient, orgueilleux, convaincus qu’ils allaient la battre. Mais, chaque fois, leur orgueil payait pour le défi insurmontable qu’ils se lançaient. À dix-huit ans, elle prit son sac d’école, vida le contenu de sa case et sorti de l’école, pour ne plus y mettre les pieds. Ce qu’elle voulait, et ce qu’elle aurait, était bien plus qu’un diplôme. Elle allait parvenir à participer aux Jeux Olympiques, et elle serait couronnée championne du monde en course de fond, rien de moins. Elle s’entraina jour après jour, et courut partout où elle le pouvait, chaque fois qu’elle le pouvait. Comme prévu, elle réussit à se rendre aux Olympiques. Dans une courbe, alors qu’elle avait une bonne longueur d’avance face aux autres, et que le monde entier était ébahi face à cette performance sans égal, elle trébucha. Les cordons de son espadrille gauche s’étaient détachés. À la vitesse impressionnante qu’elle courait, la chute fut brutale. Pour la première fois, son corps était comme une voiture de course lorsque son conducteur perd le contrôle. Elle n’avait aucun contrôle sur ses mouvements, sa direction, sa vitesse. Elle fit des tonneaux, à bord de son corps, jusqu’à ce que sa tête percute le sol et que le feu se déclenche à l’intérieur de sa carcasse. Comme un feu qui transforme tout ce qu’on croyait faire partie de notre identité en pitoyables cendres. Tout est devenu flou. Mais, d’un flou horriblement désagréable cette fois. Très très loin de celui qui l’entourait gentiment lorsqu’elle courait. Un flou qui scille, qui grince qui s’infiltre dans les pores de la peau et vient envahir d’une panique incompréhensible tout notre être. Ce flou est resté bien longtemps, trop longtemps. Même après sa rémission, il était toujours là. Plus jamais elle ne courut. La course devint soudainement une angoisse. L’obsession de l’élancement de ses jambes se transforma en phobie, comme s’il s’agissait de se lancer directement dans une fosse aux lions. Comme l’accidenté devant le lieu maudit. Pourtant, elle était encore plus intoxiquée qu’avant de ce besoin de fuir, ou au contraire, de trouver, va savoir. Fuir quoi? Trouver quoi? Va savoir. Alors, un beau jour, elle prit son grand sac et le mit sur son dos. Il était à peine rempli. De quoi aurait-elle besoin de toute façon? Il y avait déjà bien assez de ce manque vital qui pesait lourd sur ses petites épaules fragiles. Elle se retrouva dans un avion. Elle ne courrait plus, elle se laissait désormais transportée vers l’inconnu. Le flou, la brume, la fumée qui grince avec horreur habitait toujours tout son être, comme un boulet enlisé à son corps entier. Mais, elle arrivait à l’oublier lorsqu’elle regardait, par la petite fenêtre, les nuages qui semblaient si doux, si moelleux juste au-dessous de l’avion. Maintenant, elle se laissait amener, flotter, doucement, sans ressentir la vitesse de l’engin. Jusqu’à temps qu’elle pose ses pieds sur un sol bouillonnant ou gelé et qu’elle doive prendre le relais du transport. Mais, ça allait. Elle marchait tranquillement, en prenant le temps de bien observer ce qui l’entourait. Les textures, les couleurs, qui étaient bien là, bien réels, et non recouverts d’un rideau de brouillard incandescent. Elle se mit donc à voyager d’un pays à l’autre. Toujours plus assoiffée de kilomètres. Jamais rassasiée de frontières, de routes, de paysages. Mais, elle se déplaçait lentement, s’assoyait, réfléchissait. Malgré toute cette lenteur qu’elle prenait soin de bien vivre, de bien réaliser, toujours ce flou, toujours ce sentiment d’empressement, d’insatisfaction, de quête inaboutie, de besoin inassouvie. Alors elle voulut aller à l’encontre de ce sentiment, le surprendre. Elle décida de s’installer dans un endroit et d’y vivre, d’y travailler. D’y exister comme on vit normalement. Le sentiment restait là, mais elle tentait de l’ignorer du mieux qu’elle le pouvait. Ce n’est que lorsque son cœur se senti pulser plus rapidement, qu’un drôle de bien-être l’envahit. À ce moment-là, son corps était pourtant bien stable, ne bougeait pas, ne marchait pas, ne courait pas. Elle était même assise sur un petit banc de fer, en plein cœur d’un immense jardin de Paris. Tout était parfaitement serein. Mais, elle n’était pas seule.
J’ai beaucoup aimé ce texte. Il m’a profondément touché. Le texte réussit parfaitement à transmettre les émotions du personnage au lecteur et l’histoire en tant que telle est vraiment intéressante. Le texte est très clair, bien structuré et les images métaphoriques frappantes. Je voyais parfaitement dans ma tête la jeune fille courir avec un sourire aux lèvres et le cœur battant fort dans sa poitrine. J’ai aussi beaucoup apprécié la fin où elle rencontre l’amour qui va lui faire oublier la course.