Le vide

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Ce n’est pas tout le monde qui sait comment sourire. Certaines personnes se forcent à étirer leur bouche en pensant que c’est ce qui manifeste leur bonheur, alors que d’autres se demandent comment arrêter de montrer leurs dents. Amélie ne se souvient plus comment faire, elle a oublié ce que c’est. Comme si les muscles de son visage qui devraient redresser ses pommettes étaient brisés. Elle parle avec ses yeux maintenant que sa bouche ne veut plus rien dire. Ses yeux qui sont comme le ciel, vides et lourds en même temps.

Elle ne sait plus comment se lever le matin, ou comment endurer les hurlements qu’elle entend à chaque jour. Elle se demande toujours s’ils viennent de sa tête ou de la bouche des autres.

Le seul endroit où elle se sent bien est au milieu de nulle part, sur une route noyée dans la forêt, près de son petit village éloigné de tout. Elle aime y flâner plusieurs fois par jour, et elle adore s’y faire des amis. Elle s’imagine que dès qu’elle y arrive, d’extraordinaires et fabuleuses ailes de fée lui apparaissent dans le haut du dos, juste entre ses omoplates.

Ce petit endroit sylvestre mystérieux devient alors un royaume enchanté plein de magie dont elle seule connaît l’existence. Elle s’y retrouve tellement souvent, qu’elle oublie parfois que ce monde fantastique n’est que dans sa tête. Elle aime croire que toutes ces merveilles sont réelles, que tous ses amis existent, que son petit bonheur passager est sincère.

C’est aujourd’hui, en un dimanche nuageux de mai, qu’elle rendra visite à son petit repère magique adoré pour la dernière fois. C’est en marchant vers celui-ci qu’elle réalise qu’elle devra dire au revoir à tous ses amis imaginaires. Elle se sent triste mais elle sait qu’elle ne peut plus continuer ainsi, qu’elle ne peut plus chercher à échapper à la réalité.

Le sentier pour se rendre est plutôt long et parfois pénible. La boue et les racines savent toujours comment décourager ceux qui s’aventurent dans la forêt. Mais Amélie sait que le chemin désagréable en vaut la peine.

Lorsqu’elle arrive enfin à la route qui la sépare de sa forêt enchantée, elle prend une grande respiration en se promettant que ce sera la dernière fois qu’elle traversera de l’autre côté. Elle franchit l’asphalte et entre dans un monde totalement différent de la réalité. Elle seule pourrait décrire ce qu’elle ressent lorsqu’elle y met les pieds.

Une partie du décor baigne dans la lumière étincelante du soleil, tandis que l’autre est enveloppée de pluie et de nuages permanents. Des papillons gros comme des automobiles voltigent dans tous les sens et des créatures étranges et incomprises occupent le sol et les arbres. Les couleurs donnent presque mal à la tête et les sourires aussi.

Elle choisit de marcher du côté du beau temps. Amélie remarque qu’Étincelle s’avance lentement vers elle avec un regard malheureux. Étincelle est une jolie licorne rose et bleue avec des étoiles dans sa crinière et elle sait que c’est la dernière fois qu’elle va voir son amie humaine. Elle le sait parce qu’elle devine toujours tout. Elle sait lire les yeux malgré le casse-tête qu’ils sont. Elle sait qu’Amélie ne ressent plus rien, qu’elle est détachée de la vie.

Amélie s’approche doucement d’elle et la serre dans ses bras. Elle murmure ensuite qu’elle va lui manquer et elle lui promet qu’elle ne l’oubliera pas. Étincelle lui jette un regard douloureux, mais Amélie ne montre aucune émotion. Ses lèvres éternellement indifférentes ne bougent pas et ses yeux sont vides. Elle lui fait signe qu’elle doit continuer son chemin et elle part. Étincelle reste immobile en regardant son amie partir. Amélie ne se retourne pas.

Au fur et à mesure qu’elle avance, les conifères se transforment en palmiers et un lagon bleu clair apparaît devant elle. L’eau salée et les algues lui remplissent les poumons et le soleil lui brûle la peau. Elle chuchote le nom de son amie Bulle, une sirène qui vit dans le lagon. La femme poisson sort soudainement de l’eau en balançant ses longs cheveux bleus derrière son épaule et en arborant le plus lumineux des sourires. Le soleil se reflète sur ses écailles mauves et violettes et les rayons en sont aveuglants. Ses yeux enchanteurs trouvent Amélie et un cri émerveillé s’échappe de ses lèvres. Bulle s’avance vers elle à toute vitesse en s’exclamant qu’elle est ravie de la voir. Amélie hoche la tête en essayant de sourire avec ses yeux. La sirène ne sait jamais comment distinguer la joie de la tristesse dans le visage de son amie.

Bulle est celle qui a toujours su comment la rendre un peu plus heureuse. Son optimisme est inspirant pour l’humaine qui se sent vide. Elle cherche toujours à lui raconter des histoires pleines d’aventures et de rires pour la faire rêver un peu.

Mais Amélie n’est pas venue la voir pour ses anecdotes. Elle la prend par la main et la remercie. Bulle sourit, mais ses sourcils sont confus. Son amie lui explique que c’est la dernière fois qu’elles se voient, car elle ne reviendra pas. Le visage de la sirène s’éteint le temps d’un instant, puis sa joie revient. Elle ne veut pas y croire. Amélie la prend dans ses bras en lui disant qu’elle l’aime. Elle part vers la partie pluvieuse de la forêt et Bulle lui crie de sa voix la plus enjouée qu’elle a hâte de la revoir. Amélie ne se retourne pas.

Elle marche vers la pluie pour aller voir la dernière personne à qui elle veut dire au revoir. C’est la plus importante, c’est Ella. Elle est une fée elle aussi. Son sourire est brisé aussi, comme Amélie. C’est la première qu’elle a rencontrée, quand elle est arrivée ici. Ella la comprend bien, elle se sent comme elle. Elles s’aident l’une et l’autre un peu plus à chaque jour. Amélie aimerait beaucoup mieux ne pas avoir à la quitter. Elle sait que c’est elle qui rend sa vie tolérable. Mais elle sait aussi qu’elle ne peut pas continuer ainsi.

Ella est la plus belle créature de la forêt. Ses yeux sont les plus étincelants et son regard est le plus sincère. Elle a l’habitude de sauver tout le monde, mais, avant qu’elle rencontre Amélie, personne n’était là pour la sauver. C’est elle qui fait en sorte qu’elle se sent mieux maintenant, qu’elle se sent vivante.

À chaque jour elle porte la même robe grise et ses cheveux longs sont toujours coincés derrière ses oreilles. Elle ne porte pas de chaussures et elle reste toujours du côté orageux de la forêt. Elle adore l’odeur de la pluie et des nuages. Elle aime se cacher en dessous des énormes feuilles d’arbres et son moyen de transport préféré est le papillon.

Amélie était tombée en amour avec elle dès leur première rencontre. Comme tout le monde, d’ailleurs. Ce n’est pas parce que son sourire est absent qu’elle ne peut pas briser des cœurs. Le sien est trop grand, trop innocent. C’est pourquoi personne ne peut lui résister. Mais la chose la plus triste, c’est qu’elle ne se réserve même pas de place pour elle-même, dans son cœur. Elle pense tellement aux autres, qu’elle s’oublie. Amélie est là pour lui rappeler à quel point elle est importante, pour lui rappeler que la vie en vaut la peine. Même si elle-même ne le croit pas.

Lorsqu’elle l’aperçoit enfin en dessous d’une feuille, les yeux fermés, elle ne sait pas si elle est ravie de la voir ou si elle est triste de savoir que c’est la dernière fois. Elle décide de se poser à ses côtés et d’attendre que son amie ouvre les yeux. C’est ce qu’Ella fait dès qu’elle sent l’épaule d’Amélie contre la sienne. Elle lui chuchote qu’elle sait pourquoi elle est là. Les iris d’Amélie sont engloutis par ses émotions. Ella prend son visage dans ses mains et lui dit qu’elle n’a pas à abandonner la forêt et ses amis, qu’il y a d’autres options. Amélie affirme qu’elle ne plus continuer ainsi, qu’elle en a eu assez. Ses sanglots brisent ses paroles et ses larmes glissent le long de son menton. Ella lui murmure qu’elle veut partir avec elle, qu’elle ne veut pas la perdre. Elle insiste sur le fait qu’elles pourront être heureuses ensemble, qu’elle ne va pas toujours se sentir vide. Elle l’attrape par le bras et la tire du sol en lui disant de la suivre.

Elles sortent de la pluie et se rendent lentement à la falaise. Les deux filles ailées s’y arrêtent pour regarder la mer et les nuages qui semblent flotter sur l’eau. Amélie ne pleure plus et son regard est fixé sur Ella. Cette dernière serre son amie dans ses bras en lui soufflant une fois de plus qu’elle veut partir avec elle. Elle l’embrasse doucement et Amélie ne peut s’empêcher de sourire. Le visage d’Ella s’illumine à son tour et elle prend la main de son amie dans la sienne. Les deux fées s’approchent du bord de la falaise avec légèreté et sautent, la joie aux lèvres.

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