La toile d’araignée

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Mary-Ève Chartrand-Lajoie et son araignée...
Mary-Ève Chartrand-Lajoie et son araignée…

Les débris jonchaient le sol de son appartement. La nourriture moisissait dans les armoires et une puanteur ignoble emplissait toutes les pièces. Dans la chambre, un ivrogne anonyme de la ville gisait de tout son long dans son lit, à peine abrié d’un rideau couvert de taches jaunâtres. Il était alors déjà midi passé.

Des tonnes de médicaments et de bières chaudes à peine entamées entouraient son trône où il régnait, inconscient. Ses yeux, sous ses paupières closes, bougeaient rapidement de gauche à droite. On eut dit que le roi de la misère faisait un cauchemar.

Ce dernier, recouvert de sueurs froides, se réveilla dans un cri d’horreur. Il se releva précipitamment, fit le tour de tous les recoins de son royaume et voyant, essoufflé, qu’aucun danger n’était présent, il retourna se vautrer dans son vieux matelas.

Il tendit la main vers une des bouteilles au sol, en prit une gorgée qui lui soutira une grimace de dégout et la balança sur la porte de sa chambre, la faisant éclater au contact du bois pourrissant. La porte tomba sous le choc et se brisa, seuls quelques morceaux de sa carcasse restant toujours accrochés au cadre.

Le vieil homme ne réagit pas une miette et, au contraire, se coucha dos à la scène. Faisant face à la seule et unique fenêtre de son château, il aperçut quelques gouttes de pluie s’y écraser. Au moment même où les orages commencèrent à gronder au loin, l’homme perçut une toile d’araignée au coin de la fenêtre. Les battements de son cœur, dans ses oreilles, couvraient tous les bruits ambiants et il ne pouvait plus penser. Il sortit rapidement de la chambre et prit le balai dans ses mains, utilisant l’objet pour se débarrasser cette vile chose.

Cette nuit-là, il lui fut impossible de fermer les yeux. Chaque ombre causée par les éclairs à l’extérieur lui donnait des frissons dans le dos. Mais il ne pouvait pas se permettre de se lever de son trône pour fermer le rideau, au risque de rencontrer une de ces arachnides à dos rouge sur son passage.

À cette simple pensée, il eut des sueurs froides. La chaleur l’étouffait à présent, et ce n’était pas dû à la moiteur du mois d’août. Il ressentit une pression se former sur son cœur, ses poumons, son estomac. Il se persuada qu’il devait y avoir une des leurs dans son royaume pour expliquer le fait qu’elle ait pu faire un massacre semblable dans sa propre demeure.

L’homme resta éveillé toute la nuit, les yeux rougis par la fatigue. Son corps était endolori et ses muscles étaient alourdis, ayant été sur ses gardes durant des heures, jusqu’à ce que le soleil se lève enfin.

Durant plusieurs heures, il avait cru entendre des bruits de frottements provenant des murs. Il n’a pas pu fermer les yeux une seule fois, il ne s’en serait jamais pardonné. La simple idée qu’une de ces ignobles créatures se glissent par sa bouche ou son nez durant son sommeil lui donnait l’urticaire.

Il était à peine six heures du matin, mais le vieil homme se persuada qu’il devait quitter son appartement, même s’il n’aimait pas les gens. À vrai dire, il les détestait presqu’autant que les araignées. Il enfila alors à contre cœur de vieux pantalons de jogging tachés, les seuls qui lui restaient, et une camisole devenue transparente avec les années. Il allait sûrement pleuvoir durant la journée, mais il s’en foutait. Tout ce qu’il voulait, c’était partir. Il quitta rapidement sa piaule avec un sac sur le dos, contenant un peu d’argent, de la bière, des cigarettes et quelques pots de pilules. Dans une urgence qui lui était inconnue, il barra la porte derrière lui en laissant la clé à l’intérieur et abandonna sa baraque, cette dernière prenant l’allure d’une tombe. C’est sur un pas décidé et chargé de l’électricité qui était dans l’air qu’il déguerpit.

La météo avait dit vrai et il commença à pleuvoir avant même qu’il ait eu le temps de se réfugier à quelque part. Arrivé dans un petit café, environ un kilomètre plus loin, il s’assit sur une chaise qui se trouvait près du mur en vitre,  la plus éloignée de ses congénères. Il tremblait intérieurement, la pluie se glaçant au contact de son âme.

Une femme qui ressemblait étrangement à son ex-femme le vit de loin et il se mit à la fixer. Sous son chapeau, ses cheveux d’ébène semblaient avoir une identité à eux-seuls, bougeant étrangement.

Pour se changer les idées, alors que la femme l’épiait toujours sans discrétion, il se leva pour s’acheter un café. L’homme se dit qu’avant de poursuivre sa route, il pourrait tenter d’attendrir son esprit, surtout en présence des souvenirs désagréables de sa relation passée.

En se rasseyant à sa place, il pouvait encore sentir le regard sombre et persistant de la femme. « Comme un prédateur dévorant de ses yeux sa proie », se dit-il. Il savait pourtant bien qu’il n’était pas un homme d’une très grande beauté et il trouvait étrange d’accaparer l’attention de quelqu’un, surtout que cette dernière lui semblait si familière.

Posant ses yeux interrogateurs sur la femme au chapeau, l’homme se rendit compte qu’elle avait disparu. Au lieu, une trainée de veuves noires marchaient le long du mur où elle se trouvait et se dispersèrent sur le sol en dessous des tables et des chaises.

S’étouffant avec sa boisson, l’homme sortit en vitesse du petit café. Il la déposa sur une petite table dehors, loin d’être à l’abri de la pluie qui devenait de plus en plus insistante. La pression dans sa tête se fit tellement insupportable qu’il faillit perdre pied. Il sortit de son sac un pot de pilules rouges, en goba la moitié et termina son café en vitesse.

Les yeux mouillés par l’eau de pluie, l’homme ne voyait plus rien. Les nuages étaient noirs et l’ambiance était tout aussi lourde que ces derniers. À bout de souffle, il continuait de marcher et de se persuader qu’il trouverait un moyen de s’en sortir, que ces araignées devaient avoir un lien avec la nuit blanche qu’il venait de passer.

Il vit au loin ce qui ressemblait à un arrêt de bus. S’en approchant, il décida de s’assoir un instant, ayant marché depuis déjà plus de deux heures. S’abritant sous la vitre qui entourait le frêle banc de bois, les épaules du vieil homme se détendirent d’elles-mêmes. Mais malgré l’ambiance calme des gouttes de pluie qui tombaient sur son abri de fortune, il sentait que quelque chose de mauvais allait se produire.

Un autobus de piètre qualité s’arrêta devant les pieds de l’homme. Le chauffeur ouvrit la porte sur lui et l’invita à entrer. Se disant qu’il n’avait pas d’autre choix que de partir en bus, le vieil homme alla s’asseoir au premier banc.

La route fut longue et son corps était lourd. Il lui criait sa terrible envie de se reposer. L’homme s’enfonça alors dans son siège et déposa lourdement sa tête sur le dossier, les jambes repliées sur lui-même. Il ouvrait les yeux de temps en temps, l’angoisse le poussant toujours à vouloir combattre le sommeil.

Il fut une seconde où il avait ouvert les yeux sur une jeune femme au chapeau. Malgré sa beauté obsédante, la femme le répugnait. C’est alors qu’il se souvint où il l’avait vue : au café près de chez lui. Le souvenir de la nuée d’araignées lui donna des frissons.

L’angoisse lui prenant de nouveau à la gorge de plein fouet, il se leva et voulu crier au chauffeur de s’arrêter, mais aucun son n’en sorti. Il fit plusieurs simagrées, mais le conducteur ne le regardait même pas. Il essaya alors de se rendre dans l’allée pour aller lui parler, mais ses pieds étaient trop lourds pour lui permettre de se déplacer.

Il regarda partout autour de lui, mais personne n’était présent dans le bus pour lui permettre d’avertir le chauffeur à sa place. Personne, sauf… la jeune femme. Cette dernière le regardait gigoter de tous bords tous côtés sans parler. Ayant l’impression d’être une mouche prise dans une toile d’araignée, l’homme décida de combattre intérieurement son angoisse et de s’enfoncer dans son banc. Tous ses efforts n’avaient servi à rien, alors pourquoi continuer à gaspiller le peu d’énergie qui lui restait?

Il attendit ce qui lui sembla des siècles, assis sur ce siège inconfortable, à se faire épier par cette espèce de femme au crachat de venin. La lumière commençait déjà à disparaître au loin et il n’y avait aucune lumière à bord du véhicule. Il regardait la noirceur monter à bord du bus comme s’il regardait sa pire ennemie en face. Il lui semblait que la noirceur n’était en fait qu’une multitude de petites araignées noires. Les poils lui hérissèrent sur les bras et il sortit de son sac une bière, qu’il cala en cachette sous un sac de papier brun. Il sortit ensuite un nouveau pot de pilules et les avala toutes, se disant que la date limite devait être passée, puisque son mal de crâne était toujours présent.

Le chauffeur conduisait de plus en plus vite et de plus en plus mal. C’est en regardant vers le siège du conducteur que le vieil homme comprit qu’il n’y avait plus personne au volant. Le bus avançait tout seul, l’ombre du chauffeur s’effaçant lentement, croulant sous des milliers de petites pattes. Il lui semblait pouvoir les entendre, les voir, les sentir sur lui. Il se recroquevilla sur lui-même, au bord des larmes. Il sentit tout à coup que la jeune femme riait de son sort, un rire léger et enfantin qui contrastait à son air bête et ses vêtements noirs.

La rage monta en lui et il sauta au cou de la jeune femme, son visage rougissant à mesure que la rage apparaissait dans ses yeux. Le vieil homme, à bout de force, réussit quand même à étrangler la femme de ses mains tremblantes. Les souvenirs de son ex-femme avaient pris le contrôle de son corps. Il voulait se venger, pour lui et sa dignité perdue.

Mais elle n’eut pas le temps de se débattre que des milliers de petites bêtes venimeuses avaient pris sa place, grimpant alors aux mains du vieil homme, qui recula instantanément dans un cri d’horreur. Il tomba sur le dos alors que les araignées montaient sur lui. Il essayait de s’en débarrasser, mais elles ne faisaient que se multiplier. Elles entrèrent ainsi par sa bouche, puis son nez, puis ses oreilles. Des frissons de dégout s’emparèrent de son corps lorsqu’il sentit toutes ces petites pattes gratter au plus profond de lui-même, montant jusqu’au cerveau et descendant jusqu’à son estomac, ses poumons. Elles se glissaient sous sa peau, la forme de leurs pattes ambulatoires et de leur opisthosome se mouvant au rythme des cris étouffés de leur hôte, qui était mortifié de peur.

Il ne lui fallut que de quelques secondes pour suffoquer, les araignées continuant de grimper sur lui, s’infiltrant, toujours plus nombreuses, dans ses orifices. Il lui sembla alors qu’on le transportait, perforant sa peau par des milliers de fois, les araignées étant toujours présentes dans son corps. Ses yeux aussi étaient pleins, leurs petits corps collant à ces derniers, ce qui l’empêchait de voir ce qui se passait autour de lui.

Plusieurs heures plus tard, il se réveilla dans son lit, couvert de petites araignées. Il sauta hors des couvertures en criant et voulut sortir de sa chambre, mais la porte ne semblait jamais être tombée, comme si son départ n’était jamais arrivé. Par contre, les bouteilles de bière entourant son matelas étaient remplies d’araignées inoffensives et le sol en grouillait.

Ses pieds étaient salis de leurs petits cadavres et, remarquant ce fait, l’homme se mit à rire à gorge déployée. Il se mit alors à courir partout dans sa chambre, sentant tous ces corps minuscules s’étendre sous la plante de ses pieds. Il rit de plus en plus fort, sa voix se déformant en une sorte de cri inhumain.

Sous l’enthousiasme de cette vengeance instantanée contre sa pire phobie, l’homme tomba soudainement sur le sol, raide mort. Son cœur ne pouvait plus supporter l’état dans lequel il s’était mis, vivant seulement à moitié depuis plusieurs années. Il n’avait jamais réussi à passer par-dessus la séparation avec son ex-femme, l’appelant régulièrement sous le nom affectueux de veuve noire alors qu’il vomissait ses innombrables consommations de bières et d’antidouleurs pour l’oublier.

 

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1 thought on “La toile d’araignée”

  • J’ai trouvé que cette histoire était très bonne. J’ai adoré les métaphores comparant l’ivrogne à un roi et dire que son taudis est un royaume. Cela faisait un contraste très intéressant. De plus, on ressent très bien la peur du vieil homme par rapport aux araignées et je dois avouer que j’ai moi-même eu un peu peur puisque que je haïs les araignées. Le seul point négatif que j’ai pu trouvé est que je trouve la fin un peu trop soudaine et directe.

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