Je est un autre

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C’est le matin. Tu le sais parce qu’il y a un rayon de soleil fatigant qui t’arrive directement dans l’œil gauche. Fidèle au rendez-vous, il est là presque tous les matins, c’est normal, le store en papier du «Dollo» a fait son temps. Tu grognes un peu, puis tu te tournes de côté pour éviter le rayon. T’arrives pas à te rendormir, tu décides de te lever. Tu t’assois sur ton lit et tu regardes autour de toi. Tu soupires en contemplant le deux et demi crasseux dans lequel tu vis. Dans ton évier, c’est l’Everest en assiettes sales puis en bouteilles vides; ton tapis, taché, exhale un arôme de pipi de chat et la seule ampoule qui fonctionne vacille une fois de temps en temps, créant une charmante ambiance d’hôpital désaffecté. Même ton «poster» de Scarlett Johansson arrive pas à te faire oublier à quel point tu fais pitié. Elle te regarde, l’air de dire «achète-toi une vie, p’tit gars». Elle a raison la belle Scarlett, tu fais dur tout seul dans ton taudis, tu vois pas tellement de monde, tu passes ton temps à «croûter» sur le divan en attendant que les jours passent et se répètent. Tu jettes un coup d’œil au store en papier qui couvre la seule fenêtre de ton appartement. Il est comme toi, le store, tout magané pis pas ben beau à voir.

-T’as raison Scarlett, tu dis.

Te te lèves d’un coup, tu te sens vivant soudainement, tu fonces vers la fenêtre en arrachant ce qu’il reste du store déjà en lambeaux puis tu le mets dans la poubelle, qui pue tellement que tu commences à penser que le bœuf que t’as mangé doit avoir repris vie. Victorieux, tu trouves une paire de pantalons, tu la sniffes, ça va aller, tu l’enfiles et tu gardes le même «T-Shirt» que t’avais sur le dos. T’avales deux cuillères de beurre de peanut, question de ne pas partir le ventre vide, mais surtout de changer ton haleine de fond de tonne. Avant de quitter ton appart, tu te regardes dans le miroir, t’as le teint cireux de quelqu’un qui a jamais vu le soleil et une barbe de trois jours, celle qui pique, mais au moins t’as pas de coulisses de bave au coin de la bouche. Tu sors de chez toi, triomphant. Tu t’en vas peut-être pas t’acheter une vie, mais au minimum, ce sera un store.
Le Dollorama est à quelques minutes de chez toi à pieds, mais le ciel a la mine triste aujourd’hui et tu préfères éviter la pluie. T’embarques dans ta Toyota Echo pas éco et tu démarres. Tu t’engages sur la route et quelques secondes plus tard, tu vois derrière toi des gyrophares qui s’activent. Tu te ranges sur le côté en te disant que t’aurais dû marcher.
Alors que tu descends la vitre, le policier t’informe que t’as une lumière de brûlée.

–Je m’en vais justement au garage, tu lui dis, en espérant qu’il ne détecte pas ton mensonge par le trémolo dans ta voix.

-Dans ce cas-là je vais juste te souhaiter une bonne journée ma belle, répond-il avec un clin d’œil discret.

Tu n’as pas le temps de le corriger qu’il se dirige vers sa voiture. Tu te regardes dans le rétroviseur et lâches un petit rire jaune. Mi-amusé, mi-offusqué, tu te demandes comment est-ce qu’il a pu te prendre pour une fille? Tu continues ta route, soulagé de t’en sortir aussi facilement, mais avec un sentiment de malaise qui persiste.
Arrivé au Dollo, tu repenses à Scarlett, ça y est presque. Tu te dépêches de stationner ton auto et tu marches rapidement vers la porte, animé par la curieuse impression que le petit store «cheap» qui t’attend dans l’allée 3 allait changer le cours de ta vie.
Dans le magasin, tu te diriges vers l’allée 3, mais tu t’aperçois vite qu’ils ont changé la disposition des produits. Tu arpentes nerveusement les rangées du magasin, à la recherche de l’objet tant convoité, mais sans résultat. Ton angoisse monte, alors que tes yeux glissent des livres à colorier aux débouche-toilettes, en passant par les cabanes à oiseaux, sans pourtant voir de trace du store. Dans ta tête le «poster» de Scarlett Johansson te nargue, affichant une moue pleine de dégoût. Soudainement tu as chaud. C’est une bouffée de chaleur étouffante, suffocante qui te prend à la gorge. Tu sens la sueur couler le long de ton dos et sur tes tempes. Tu apostrophes une employée alors qu’elle essaye de replacer les étalages.

-Où est-ce que vous rangez vos stores en papier?, tu lui demandes, paniqué.

-Je suis désolée nous ne vendons plus ce produit, madame, répond la femme dans son uniforme vert bouteille.

En entendant cette phrase, tu oublies même la raison qui t’a poussée à venir ici. Tu perçois un bourdonnement dans tes oreilles, comme un bruit sourd qui t’empêche de penser. Ton chandail te colle au corps et t’as envie de vomir. Tu regardes la pauvre employée qui se tient debout devant toi, l’air désemparée. Sur son uniforme, tu remarques une enseigne, «Ghyslaine» y est brodée au fil jaune. Tu te dis que tu dois avoir mal entendu.

-Quoi?, tu lui demandes. Le ton de ta voix la fait sursauter et elle se met à bégayer.

-Je… Je suis désolée, nous avons arrêté.. nous ne vendons plus de… Pardon madame…

Elle arrête de parler, probablement alarmée par le teint livide qu’a pris ton visage.

-Je suis un homme, tu murmures de façon à peine audible. Ghyslaine, après quelques secondes, se met à rire à gorge déployée, laissant entrevoir ses dents jaunes de cigarette et faisant balancer sur sa tête son toupet crêpé teinté «auburn». Un frisson se propage le long de ta colonne, comme des milliers d’aiguilles s’enfonçant dans ta chair. Elle arrête de rire, mal à l’aise se rendant compte de ton sérieux. C’est à son tour de s’interroger.

-Pardon? demande-t-elle, perplexe.

-Je suis un homme, tu lui réponds cette fois, avec insistance.

Elle reste silencieuse, ne sachant pas quoi répondre. Un autre client, ayant assisté à la scène t’interpelle.

-En tout cas, moi je trouve que tu ressembles pas mal à une fille.

Dans ta tête, plusieurs options se bousculent. Tu rêves, tu vas te réveiller tu le sais. T’hallucines, t’as mangé quelque chose de pas frais, ça doit avoir un drôle d’effet sur toi. T’es gelé, t’as pris quelque chose de pas «clean». C’est une blague, une bonne grosse blague sale, tout le monde est dans le coup, les employés, les clients, même le policier est au courant. Pourtant, aucune des explications que tu te fais n’arrivent à te convaincre. Ils ne peuvent pas se tromper, t’as rien de féminin, c’est comme s’ils te voient différemment de ce que tu es, comme si t’étais piégé dans un corps qui t’appartient pas…

à suivre…

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