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Il n’est d’art plus raffiné que l’anatomie. Je vous le dis, aucun granite, marbre, ébène ou ivoire ne fait autant rêver. On peut utiliser des répliques en cire par souci de légalité, mais ce sont les corps fraîchement dépouillés de la vie qui inspirent les plus grands intellectuels, qu’ils soient poètes ou savants.
Né dans le milieu bourgeois et fils d’un avocat, mon éducation fut toujours principalement axée sur les principes utilitaristes fusionnés à des passions de puritanisme propres à tout Britannique de son époque, encadrant strictement tout l’univers familial. Néanmoins, je sus défendre mon désir d’entrer dans une brillante école de médecine, dans le mépris de la carrière d’homme de lois.
Mon sujet de prédilection, le système nerveux ! Sans doute, j’entrai dans le domaine médical pour découvrir les secrets du cerveau humain. De plus, de nature frêle, j’étais souffrant depuis l’enfance de maux inexplicables à la nuque, et je m’engageais à trouver, sinon le remède, à tout le moins la raison de ces étranges douleurs. Au fil du temps, ce mal, qui pouvait survenir à tout instant et s’échelonnait sur des durées d’une à trois semaines, me causait d’horribles insomnies fiévreuses. Mis à part ces symptômes, rien n’indiquait une maladie connue, et ces crises étaient de moins en moins distancées par des accalmies salvatrices.
Alors que j’arrivais au terme de mes études supérieures, je fus invité par un vieil ami en France. Puisqu’il fut très jeune en pension chez son oncle en Angleterre pour parfaire son éducation et bénéficier d’un substitut paternel (sa mère était veuve), je vécus mes plus belles années de jeunesse avec lui. N’ayant pas revu mon cher camarade depuis plus de trois ans, j’acceptai immédiatement, sans me douter que ce voyage me réserverait autre chose que la visite d’une simple école de médecine vétérinaire centenaire. Fernand, que j’affectionnais et tenais en haute estime, avait la finesse de procurer des soins aux animaux plutôt qu’aux humains.
En plein mois brumeux et maussade de novembre, je traversai la Manche, impatient de voir la France.Je n’arrachai qu’un coup d’œil à Paris, car une voiture me conduisit bientôt à Maisons-Alfort. Elle s’est révélée à mes yeux une ville de banlieue sobre et proprette, qui assurément devait satisfaire les paisibles petits bourgeois et propriétaires terriens à proximité. Mon séjour demeurait miraculeusement non troublé par des douleurs intempestives qui auraient corrompu ma bonne humeur.
Mon cher ami m’accueillit avec joie après une si longue séparation, nous qui avions passé notre enfance à explorer les bois derrière ma demeure familiale. D’une maison plus modeste que la mienne, il sut toujours s’attirer plus de mérite et être un vrai homme de talent… Au contraire, une carence bien ancrée en moi.
Bien loin de la madone larmoyante à laquelle je m’attendais, la mère de mon ami était une femme solide, dans la force de l’âge,et qui avait une vie mondaine bien remplie. Plus que de coutume, elle s’empressait d’organiser des festivités sur son petit domaine, et la venue d’un étranger des terres d’Albion était une occasion immanquable pour une soirée. Cet enthousiasme enlevant ne la quitta pas une seconde depuis que j’avais mis les pieds dans leur demeure, et je me rendis à l’évidence que c’était son humeur habituelle, débordante de vie et de lumière tout comme son foyer.
En effet, la maîtresse et sa maison étaient indissociables, autant raffinées, chaleureuses l’une que l’autre, habitées d’une source inépuisable de vitalité. Je dormis donc très peu pendant mon séjour, et n’eus avec surprise pas le temps de m’ennuyer.
De réception en réception, le prestige du jeune homme étranger me plaisait grandement, et je jouai mon rôle de gentleman britannique à merveille, au ravissement des jeunes filles curieuses. Seule la sœur de mon ami, semblait plus désintéressée que les autres à l’attrait de l’exotisme, affectait de son côté la politesse la plus froide. Elle se montrait passive, mais en réalité son regard me suivait toujours furtivement. Cette fille étrange me troublait. On aurait dit que sa mère lui avait volé toute sa jeunesse et son énergie. Elle planait comme une ombre en retrait de la première attendant la moindre occasion de disparaître dans la voûte obscure de l’escalier menant à l’étage. De fait, n’ai-je échangé que quelques platitudes avec elle, mais toujours avec le sentiment d’être en présence d’un curieux amalgame de ténèbres et de chair. Elle avait un teint maladif, jauni, contrastant fortement avec sa masse de cheveux sombres et ses yeux absorbant goulûment la lumière.Elle se mourait, c’était évident… Mais tous tentaient visiblement de nier la maladie. Et elle me révulsait au plus haut point, siégeant comme une goule aux festivités des mortels.
Fernand, impatient de me montrer la deuxième école de médecine vétérinaire de France, voulut me faire découvrir le nouveau musée de cette institution. La direction avait récemment reconverti une ancienne salle de classe en un véritable cabinet de curiosité, une attraction de plus en plus commune. Les boiseries sobres du siècle dernier et les socles faits sur mesure de l’exposition encadraient un spectacle des plus extravagants. Les œuvres du Louvre, en comparaison, donnaient de Paris et de son foisonnement artistique des airs de puritaine effarouchée.
La horde de bohèmes délurés de Mont-Martre elle-même aurait peine à rivaliser en décadence et en subversion. Ce qui s’offrait à mes yeux devait découler du mariage des œuvres anatomiques de Théodore Gauthier et des innombrables tableaux traitant de la tentation de Saint-Antoine. «Les Écorchés d’Honoré Fragonard », me confia fièrement mon compagnon. Un brillant biologiste français, cousin du peintre Jean-Honoré Fragonard, et qui mit au point un procédé de conservation des tissus organiques hors pair dont il garda jalousement le secret. L’homme à la mandibule, spécimen orageux, me foudroyait de ses yeux de verre, entre l’hébétude et la sauvagerie. La pièce la plus impressionnante de cette collection macabre était sans aucun doute Le cavalier. Juché sur son destrier exposant sa puissante musculature à vif, il régnait en maître, le dos bien droit, sur un bataillon de fœtus dont les montures semblaient fabriquées à partir de chats. D’autres bambins cadavériques dansaient et jouaient. Il était difficile de juger si leur abdomen était gonflé d’un vil orgueil, amusés de s’exhiber ainsi, ou plutôt de rage et d’humiliation face à leur sort. D’un jaune cireux strié de violet, leurs mâchoires tiraient des rictus empoissonnés, parodiant la posture des vivants avec un sens de l’humour amer.
C’était une exposition absolument grotesque, où le génie fusionnait avec la perversité…Le talent et la minutie dont avait fait preuve Fragonard dépassait mon entendement ! De tous, le cavalier apocalyptique apportant la mort, avec sa prestance de seigneur venu souffler l’insouciance des mortels, m’attirait. Je n’avais jamais vu une telle beauté, une telle magnificence, la mort était exaltée dans ce corps éternellement animé par la passion de son créateur. Du moins, son dernier artisan. La science et l’art éructaient par chaque vaisseau, chaque nerf. J’en admirai les os, le thorax, le crâne, la nuque… La nuque. Une nuque raidie comme lors de la rigor mortis, pétrifiée et conservée par l’artiste, gardée à tour jamais d’être dévorée… Dévorée par quoi ? Oh, bien souvent je réfléchis à ce qui pourrait bien dévorer une nuque, la ronger jusqu’à la moelle. Quelle torture pourrait alors l’affliger ? Ne serait-ce qu’une tension, que la fracture sous le coup d’un nœud coulant, sous la lame d’un bourreau, qu’importe ?… Je le sentais. Rien de plus. Et tout cela m’exaspérait. Je sentais une étreinte, toujours, sur ma nuque. Une pression irrésistible. Comme la tenaille d’une chatte sur son petit, comme le rongeur évincé par la vipère. Comme le regard brûlant de la malade…
Toutes mes connaissances récemment acquises en anatomie et en neurologie resurgirent dans mon esprit. Des visions fantastiques prenaient racine en moi en écho à ces golems si bien préservés, un frisson courut le long de ma colonne vertébrale…et la douleur resurgit, lancinante, atteignant ma boîte crânienne et une partie de mes épaules.Je priai mon ami de retourner au domaine. Une fièvre me tourmenta sans relâche depuis notre départ du cabinet de curiosité et je dus m’aliter pendant quatre jours horribles où un feu étrange semblait courir tout le long de mes nerfs. Je délirai forcément durant cette crise car j’eus à peine conscience du temps qui s’écoulait, parsemé des visites furtives d’un médecin hébété et de la sœur de mon hôte. Elle n’apaisait pas ma fièvre, au contraire; la désolation qui se dégageait d’elle, son indifférence froide face à la souffrance excitait encore plus mes nerfs. L’agitation qui me gagnait auprès d’elle enfantait des songes peuplés d’être écorchés vifs, leur nuque puissamment déchiquetée, tordue. Tout le système nerveux démantelé. De cette boucherie naissait d’autres golems, dans un cycle organique à me rendre fou, les nerfs se sectionnaient et s’entrelaçaient sans cesse. Lorsque je revenais à moi un bref instant, c’était toujours cette fille que je voyais, impassible et immuable à mon chevet, comme un vautour scrutant une charogne.Je ne comprenais pas ce qu’elle me voulait, ce qu’elle cherchait, mais elle me portait une attention soutenue, dans toute sa froide indifférence pour le genre humain, penchée sur mon lit de souffrance, embaumée de son parfum de feuilles mortes…
Mais je repris complètement mes esprits sous le regard bienveillant de la maîtresse de maison, visiblement inquiète de mon état. Je me dépêtrai peu à peu hors des songes, la douleur s’était largement estompée. Mon pouls avait repris sa cadence habituelle. Je frémissais encore de la crise passée. Je distinguais furtivement la silhouette tapie dans la pénombre, par-dessus l’épaule de sa mère.
Des jours de repos, loin de la fête, me furent prescrits après ce terrifiant épuisement de mes nerfs, et il me fut interdit de quitter ma chambre d’invité pendant une semaine entière, loin des autres, loin d’elle. Je pus discuter avec Fernand durant ma rétablissement et lire en abondance, entre autres un traité du chirurgien Jean-Joseph Sue, le père,expliquant un procédé de conservation des corps. Rien d’autre ne venait troubler ma guérison à l’étage, si ce n’est le va-et-vient, chaque soir, de pas discrets dans le couloir. Qui donc était-ce? L’homme à la mandibule?… Ou bien était-ce cette jeune moire errant toujours près de moi? Une nuit d’insomnie, les bruits se répétèrent, et j’aperçus la lueur d’une lampe filtrer sous ma porte, hésiter… Je retenus ma respiration pour mieux entendre de l’autre côté, tenter de déceler un indice sur l’individu qui m’épiait.
Je me levai en une fraction de secondes et ouvris la porte à la volée, tirant l’intrus brutalement dans ma chambre, l’acculant sur le mur. Je me trouvai face à face avec la moribonde ! C’était bien cette fille qui m’espionnait tout ce temps… Je la tenais enfin, alors qu’elle m’avait longtemps tourmenté avec son charme macabre, m’avait plongé entre le dégoût et le désir. Un désir net, désormais que j’avais la main sur elle… Elle se débattit furieusement et voulut crier mais je l’en empêchai. Son cri aurait alarmé toute la maison et la découverte de cette rencontre douteuse courrait à notre perte.
Je ne sais pourquoi, mais je continuai de presser son cou, ses yeux noirs exprimant tout le désespoir de la mort, leurs veines écarlates se gonflèrent, son parfum de feuilles pourrissantes envahirent mes narines. Ces yeux qui n’ont cessé de me soumettre, excitant ma nervosité… J’ai toujours été nerveux! Elle le savait et elle se moquait de moi tout ce temps… Le souffle coupé, son teint cireux s’affadissait progressivement. Je relâchai mon étreinte et elle s’écrasa sur le sol comme une poupée.
La fête habituelle au rez-de-chaussée avait cessé de battre son plein, mais les tardifs, composés entre autres de Fernand, continuaient de boire et chanter. Je ne fis qu’attendre, son corps inanimé allongé sur mon lit, tentant de retrouver mon sang froid. Il devait être une heure environ, et son parfum, le geste commis m’échauffait le sang… Je ne pouvais la garder ici, morte! Mes douleurs à la nuque reprenaient avec l’angoisse. Son cœur avait probablement flanché également, souffrante qu’elle était.J’attendis. J’égrenais les heures, assis sur une chaise et contemplant le cadavre, son teint jaune luisant se striant de bleu et de mauve, inerte sur les draps… Oui, elle ressemblait aux Écorchés. La ressemblance était frappante. Seuls ses yeux et sa chevelure contrastaient avec la collection, lui conféraient un caractère unique.
Une idée naissait en moi. J’hésitai un moment, perplexe… Et mes yeux se posèrent sur le traité de Sue. Tout était à ma portée, il me suffisait de faire un pas en avant. Je devais agir rapidement. Je m’assurai que la voie était libre par la cour, enroulai la morte dans les draps, puis me dirigeai vers l’académie, perdu dans le néant qui précède le petit matin. Je forçai la porte du bâtiment principal, et trouvai une classe de dissection avec tous les produits requis dans le rangement. Des lampes produisaient une quantité suffisante de lumière, placées aux quatre coins de la table d’opération. Les estrades vides plongées dans la nuit opaque absorbaient le halo qui se dégageait de la table. Il fallait d’abord réchauffer le corps dans un bassin d’eau chaude et le saigner sans délais, puis injecter un mélange de térébenthine de Venise dans le tronc pulmonaire et le cœur. Par contre, je voulais, je devais isoler le système nerveux ! J’entrepris de faire incision à partir du cervelet et retirer la peau du corps, puis de découper la colonne vertébrale. Le lever du soleil s’annonçait déjà et je n’étais qu’à la moitié de ma tâche. Je devais me hâter. La déshydratation était médiocre, je ne pouvais faire sécher le cadavre plus longtemps.
Je juchai mon œuvre d’art sur un trépied utilisé pour les exposés puis je le transportai dans le cabinet avec tous ses prédécesseurs. Ces yeux noirs qui m’avaient tant troublé avaient maintenant acquis un charme statique. Mon agitation diminua dès lors que je contemplai mon œuvre, satisfait. Je m’enfuis de France le même jour, conscient que mon acte serait incompris par mes hôtes. J’avais peine à concevoir moi-même le délire qui m’avait attaqué ainsi, les événements de la veille… En Amérique, personne ne connait mon nom, et les praticiens sont en demande. Oserais-je poursuivre ma propre collection ? … Si seulement la douleur cessait !
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