La mort: un tabou?

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La mort est-elle exilée de notre société ? Suite à la lecture récente d’un article de Déborah Lutz dans le New York Times publié le 9 mai 2015[1], je me suis questionnée sur la place de la mort dans nos civilisations occidentales actuelles. Pourquoi la mort, et la mort physique en particulier, serait-elle réprimée aujourd’hui, déguisée ? …

Nos ancêtres victoriens (l’article de D. Lutz montrait combien le cadavre était mis en évidence dans le deuil des proches) décernaient à la dépouille une place d’honneur dans le rituel du deuil de l’être aimé. De nombreuses archives sur le web nous offrent une panoplie de portraits funéraires, photographies, communes dans la deuxième moitié de XIXe siècle, qui immortalisaient, seuls ou entourés de la famille, les défunts après leur dernier souffle. Ces portraits, aujourd’hui choquants, témoignent de l’absence de dégoût de nos aïeuls envers les morts. Mais cette célébration n’a pas toujours existé dans le monde occidental. Le Moyen Âge est pratiquement muet en ce qui a trait aux défunts.  Le macchabée était laissé aux bons soins de la paroisse qui entreposait celui-ci sur le territoire sacré pour qu’il y repose jusqu’au jugement dernier.  Philippe Ariès, dans son livre Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge jusqu’à nos jours, décrit le tableau, surnaturel à nos yeux, de la place publique qu’était alors le cimetière, espace adjacent au lieu de culte. Les bardes, marchands et amuseurs de foule s’y pressaient tout autant que les cadavres dans les fosses communes : « le spectacle des morts, dont les os affleuraient à la surface […], n’impressionnait pas plus le vivant que l’idée de leur propre mort.[2]». C’était donc une chose naturelle que de mourir et les restes humains étaient négligés, sauf dans le cas de la noblesse qui eut bientôt droit à une sépulture.

Ariès le souligne un peu plus loin, « La décomposition est le signe de l’échec de l’homme, et c’est là sans doute le profond du macabre, qui en fait un phénomène nouveau et original[3]. ». En effet, la seconde moitié de l’ère médiévale comporte une redécouverte du souci de mémoire à l’égard de l’individu dans la mort (non plus en tant que sort commun) parmi les lettrés, ainsi qu’un regain de l’hygiène sans doute occasionné par les épidémies de peste. Malgré tout, aucun grand changement dans les mentalités ne se produira avant les XVII et XVIIIe siècle. La négligence à l’égard des morts sera remplacée par les mentalités bourgeoises, par leur désir d’être remémoré coûte que coûte et les illustrations sur la mort se feront plus sensuelles et/ou scabreuses. Cette fusion étrange de Thanatos à Éros aura vite fait d’être sublimée et utilisée à outrance par le courant romantique.

L’admirable et noble morte exploitée par tant de poètes de l’époque fait écho à l’énergie dont fera preuve la France du XVIIIe siècle pour honorer ses morts, leur offrir un endroit digne où les gens pourront les pleurer. En raison de nouvelles peurs face à la corruption des corps et aux épidémies que l’on reliait à l’insalubrité des cimetières dans les villes, en 1786, la population parisienne assista au spectacle de la destruction du cimetière des Innocents et au curieux défilé d’environ mille carrioles remplies d’ossements avec lesquels on bâtit les célèbres catacombes. Les vivants pourraient ainsi respirer et procurer aux nouveaux morts des endroits plus calmes et salubres hors des murs de la cité. Ces cimetières sont les ancêtres de nos propres parcs funéraires.

C’est dans l’Angleterre victorienne que le culte des morts prit le plus d’importance, premièrement parce qu’ils n’avaient pas imité les précautions des Européens, et qu’ils croulaient sous les déchets funéraires. Les Londoniens fondèrent tardivement Kensal Green et le cimetière de Highgate, respectivement en 1832 et 1839[4]. Ces cimetières, dont Highgate est le plus romantique, offrent aux visiteurs la frénétique soif de mémoire postmortem des défunts de cette époque. Karl Marx, entre autres, y est enterré auprès de sa femme et de sa maîtresse.

Outre l’ouverture de nouveaux sites d’inhumation, la crémation fit son entrée dans l’empire britannique dans la seconde moitié du XIXe siècle, suite à la colonisation de l’Inde, mais sans popularité. Les sujets de Victoria eurent beaucoup de mal à se familiariser avec cette pratique qui annulait toute chance de contact final avec le proche et profanait le corps dans sa fin naturelle. Les croyances chrétiennes concernant la résurrection au Jugement dernier désapprouvaient également l’incinération. Lord Byron lui-même, malgré sa réputation ténébreuse, eut du mal à tolérer le spectacle de la crémation de son ami, Percy Shelley, sur une plage de Toscane[5].

Ce n’est pas la mort en soi, mais la mort de l’autre qui atteint le plus la société des années 1800. Ce phénomène est d’abord d’origine positiviste, et ne sera adoptée par l’Église qu’un peu plus tard pour se rallier à la population. « Dès la fin du XVIIIe siècle, mais encore aux XIXe et XXe siècles français […], les incroyants seront les visiteurs les plus assidus des tombes de leur parents[6]. ». À partir de ce moment, ce sont les survivants, leur deuil, qui prédominent dans la mort. La fascination et la sensibilité du romantisme a progressivement muté en une obsession, une exaltation collective. L’ostentation dans le deuil, souvent à un niveau presque hypocrite, du désespoir et de la tristesse, est en vogue, tout comme en témoigne le cimetière du Père-Lachaise, à Paris. « Le XIXe siècle est l’époque des deuils que le psychologue d’aujourd’hui appelle hystériques[7]. ».

Après des siècles de subtiles modifications du regard de l’homme occidental face à la mort, le passage au XXe siècle apporte un lot de bouleversements tels qu’on n’en a jamais vécus. Auparavant, même depuis le Moyen Âge, il était toujours naturel que le mourant prenne conscience que son heure approchait. Les proches ou les amis du mourant avaient le devoir d’en aviser ce dernier s’il n’avait pas flairé lui-même sa fin prochaine. Mais vers les années 1700, cette mesure est de plus en plus réprimée : «Plus on avance dans le temps et plus on monte dans l’échelle sociale et urbaine, moins l’homme sent de lui-même sa mort prochaine […], plus il dépend de son entourage. Le médecin a renoncé au rôle qui fut longtemps le sien, sans doute au XVIIIe siècle. […] Depuis le XVIIe siècle, c’est la famille qui prend ce soin[8]. ».  Le moribond était alors investi de ses droits individuels qui faisaient autorité à la famille. On vouait au mourant un respect particulier et les derniers visiteurs s’accumulaient à son chevet, comme à un lieu public, dans un mouvement purement populaire, malgré les tentatives des autorités religieuses et des médecins pour enrayer ce phénomène.

Les testaments étaient principalement une affirmation de cette individualité dans la mort et un témoignage de la méfiance du mourant face à la fidélité de ses proches envers ses derniers vœux. Il prenait soin lui-même de ses préparatifs avant le grand départ, d’où l’importance de lui faire savoir sa mort imminente. Bientôt, l’affection familiale a cédé à ce manque de confiance et plongé les proches dans une confiance qui s’est faite plus tard contraignante. « […] Cette confiance, née aux XVIIe et XVIIIe siècles, développée au XIVe siècle, est devenue au XXe siècle une véritable aliénation. […] Le malade devient alors un mineur, comme un enfant ou un débile mental, que l’époux ou les parents prennent en charge, séparent du monde ». Cette aliénation provient sans doute du fait qu’il devint de plus en plus souffrant pour les survivants d’annoncer la mort et d’assister le moribond, et ils commencèrent bientôt à se replier sur des illusions de bonheur, loin de la fatalité.

C’est par le domaine de la santé publique que cette habitude sera totalement éradiquée. Le mort ne finit plus ses jours entouré de sa famille, dans une agonie violente mais brève, mais s’enfonce plutôt dans un coma alors que les parents fatigués d’avoir veillé à son chevet lorsqu’il était encore conscient ne peuvent pas supporter la tension émotive que provoque la perte du proche et le laissent s’éteindre dans un isolement complet. Le corps médical impose avant tout au patient malade, et non plus au mourant, d’agir comme si de rien n’était, et l’ignorance de ce dernier simplifie grandement la tâche. Néanmoins ce silence tend à s’effacer depuis quelques décennies, mais à certaines conditions : « Ce qui importe, au fond, c’est […] que le malade […], s’il sait, ait l’élégance et le courage d’être discret. […] de manière que le personnel hospitalier puisse oublier qu’il sait, et communiquer avec lui comme si la mort ne rôdait pas autour d’eux[9]. ».

Les rites funéraires aujourd’hui ont principalement pour mission de déguiser la mort, d’atténuer le choc que cause ce phénomène pourtant naturel. C’est pourquoi l’incinération a pris de plus en plus de place dans notre société : par souci de rapidité, d’hygiène et de censure. Pour ce qui est de l’embaumement : « La toilette funéraire a désormais pour but de masquer les apparences de la mort et de conserver au corps les allures familières et joyeuses de la vie[10]. ». La mort ne doit plus entraver les illusions de joie, de contrôle et de routine de la vie quotidienne, le deuil est d’ailleurs quelque chose de caché, de banni, jugé autant obscène que pouvait l’être autrefois la sexualité. Ce refoulement peut malheureusement mener à une plus grande souffrance et des troubles psychologiques qu’une assistance préviendrait facilement. On ne cache plus aux enfants la sexualité, mais on les écarte de la mort.

Alors que l’industrie funéraire sur le vieux continent tente le plus possible d’accélérer la disparition du mort, les salons funéraires en Amérique de Nord présentent « un compromis entre la dé ritualisation décente, mais hâtive et radicale, […] et les cérémonies archaïques du deuil traditionnel.[11] ». Ce souci général, toutes classes confondues, de la mémoire du défunt est un trait unique des Américains. Le Québec a imité ses voisins, mais en gardant de manière commune l’incinération afin de mettre fin plus rapidement aux douleurs du deuil, alors que l’inhumation demeure très populaire aux États-Unis, en plus des visites à la tombe, souvenir distinct de l’Europe romantique.

Malgré tout ce foisonnement d’informations sur la mort en Occident, je devais aller moi-même à la source, soit dans un salon funéraire. L’expérience et le savoir-faire d’un directeur funéraire de la municipalité,  Julien Lacoursière, m’a grandement éclairée sur les réalités du Québec, et non plus seulement en Europe et chez les Américains. Les informations acquises lors de cet entretien m’ont révélé à quel point les proches sont toujours sensibles à la perte de l’être aimé, malgré la pudeur commandée aujourd’hui. Les Québécois suivent la tendance américaine en ce qui a trait à l’embaumement temporaire, permettant un meilleur deuil, une atténuation conséquente de la douleur lorsque l’ont voit une dernière fois le défunt dans une illusion de sommeil paisible. L’incinération a pris de l’ampleur avec la désertion des Églises  (la plupart, encore il y a cinquante ans, désapprouvaient la crémation) et les veilles de trois jours restent en vigueur chez les clients les plus âgés, mais l’embaumement permanent reste le choix de 40% des clients pour 60% d’incinération environ.

Fait intéressant, le retour au culte des morts est aussi présent chez nous qu’aux États-Unis, et le tabou de la mort physique ne tient qu’à un fil : nombreux sont les parents endeuillés qui sont très proches du cadavre embaumé lors de la cérémonie, l’embrassent une dernière fois ou lui caressent la main, mais de plus en plus dans un moment d’intimité avant la fermeture du cercueil. Par contre, d’autres sont beaucoup plus réfractaires, et ces marques d’affection peuvent peut-être être liées au tabou par le fait qu’ils soient de plus en plus cachées. L’apparence du défunt exposé est extrêmement importante, chaque détail minutieux compte, en plus de l’illusion de sommeil. La coiffure et le maquillage doivent être fidèles aux souvenirs, et les reliques funéraires comme les mèches de cheveux et les lunettes ne sont aucunement disparues du Québec.

Les veilles au mort sont demeurées présentes, en région rurale du moins, jusqu’aux années 50 et 60, et les visites au salon mortuaire restent très achalandées aujourd’hui. Les milieux urbains tendent à déserter les salons, en n’incluant que les proches.  Il arrive encore, à titre exceptionnel, quelques expositions dans une résidence privée. Les jeunes enfants sont de  plus en plus écartés des expositions par les parents par souci de ne pas heurter leur sensibilité. Les centres funéraires ne négligent pas l’importance d’un decorum devant les clients et ces derniers optent souvent pour un peu plus de luxe dans la location du cercueil.

Par-dessus tout, le dégoût de la mort semble une réaction naturelle par opposition aux vieilles idéologies, le passage normal du deuil exalté à la mort dédaignée par Sartre au XXe siècle.  Mais la préservation des traditions en Amérique du Nord confère toujours à la mort une place sociale étonnamment importante, en comparaison au Nord de l’Europe.

La répugnance envers la mort physique, en écho à la pudeur émotive et au souci du contrôle de soi le plus complet pour ne pas déranger le statu quo du quotidien, existe, mais ce phénomène est beaucoup plus atténué sur le continent américain, en raison d’une tendance romantique transposée au XXe siècle difficile à comprendre pour les Européens.

C’est surtout le deuil des survivants qui est refusé, déclassé; les sentiments semblent être le véritable tabou…

[1] LUTZ, Deborah «See death a s a triumph, not a failure», 9 mai 2015, dans LUTZ, Deborah, The New York Times, https://www.nytimes.com/2015/05/10/opinion/sunday/see-death-as-a-triumph-not-a-failure.html?hp&action=click&pgtype=Homepage&module=c-column-top-span-region&region=c-column-top-span-region&WT.nav=c-column-top-span-region&_r=1

[2]ARIES, Philippe, « Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours. », Éditions Points, collection Points Histoire, Paris, 2015, 244 pages, p. 30

[3]Op.cit. p.40

[4]WILKINS, Robert, « Death : A history of Man’s Obsessions and Fears », Éditions Barnes & Nobles, 6ième édition, 1996, 256 pages, pages 163 à 164.

[5] Op. cit. p.174

[6] ARIES, Philippe, « Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Du Moyen Âge à nos jours. », Éditions Points, collection Points Histoire, Paris, 2015, 244 pages, p. 55

 

[7] Ibid. p.52

[8] Ibid. p.168

[9] Op.cit. p.175

[10] Ibid. p. 183

[11] Ibid. p.192

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