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Un roman typiquement postmoderne qui laisse une grande place à la fougue du désir et de la violence devant une simple rencontre au bar ? C’est bien Je suivrai tes yeux noirs, la cinquième œuvre littéraire de l’auteure Martyne Rondeau qui paraît en 2018.
En dépit du fait que certains pourraient s’avérer étonnés, voire même choqués dès que leurs yeux se posent sur les mots salés et pointus de la première page du livre, celui-ci renferme un noyau bien simple ; on y raconte l’histoire d’Olivine, une jeune fille douce et égarée dans les envies qu’elle s’efforce de contenir. Un jour comme les autres alors qu’elle travaille au bar de l’aéroport, elle entame une conversation torride et déroutante avec Delko, un jeune homme vagabond qui a choisi d’attendre son vol au comptoir, avec elle, plutôt que seul sur un banc de la salle d’attente. Devant les verres de scotch qui se remplissent à mesure que leur conversation avance, progresse et se transforme, leurs esprits aux souvenirs nébuleux et leurs corps avides et émoustillés vont trouver chaussure à leurs pieds.
Entre les longs passages parfois dépourvus de virgules et de points et les petites phrases qui nous ouvrent la porte aux profondes réflexions des jeunes personnages, cet ouvrage propose une forme unique et une structure déconcertante qui diffèrent de celles des romans que l’on retrouve en général sur les tablettes des bibliothèques.
Tout au long de l’histoire, les nombreux dialogues permettent de bien suivre le fil conducteur des événements… Jusqu’à ce qu’une pensée violente ou une scène d’érotisme imaginaire vienne s’immiscer dans la discussion. D’ailleurs, ces passages frappants peuvent créer une certaine confusion continue et agaçante chez le lecteur, qui voit rapidement le fil conducteur se briser. Quant aux chapitres, ce sont pratiquement les seuls indicateurs du temps qui passe dans l’histoire. Ils donnent un bon coup de main à la fluidité du déroulement de l’intrigue, certes. Mais les nombreux espaces vides laissés blancs à la fin et au début des pages peuvent mettre des bâtons dans les roues du lecteur ; il est facile de s’égarer et de devoir retourner en arrière pour valider sa compréhension de la narration.
En dépit du fait que l’auteure a fait un bel usage artistique des figures de style pour enrichir son texte et éclairer le côté sombre de son roman, les multiples descriptions détaillées et brutales du désir sexuel ressenti mutuellement par les personnages peuvent déstabiliser un esprit tranquille qui ne souhaitait que profiter d’une bonne lecture. Parmi les belles métaphores saisissantes et les hyperboles poignantes et songées, les passages violents qui surgissent dans les têtes noires des deux jeunes adultes viennent assombrir le talent littéraire de l’auteure ; la planification exaltante du meurtre soigné de la mère de Delko ou encore l’envie profonde d’Olivine de mutiler le corps de son partenaire pendant qu’elle se fait faire l’amour en sueur… Toute cette violence textuelle vient faire chanceler les cœurs sensibles et mettre un paravent devant la beauté du travail accompli.
Bien que l’histoire du coup de foudre entre les Bonnie and Clyde du désespoir soit d’une rareté intrigante, il n’y a pas que le vocabulaire pornographique qui rend sa compréhension incommodante au niveau psychologique ; il ne se passe pas quatre pages sans qu’il y ait de nombreuses références au monde du tennis. Vous êtes familier avec la balle au corps ? Sharapova ? Le grand chelem ? Federer ? Wimbledon ? Nadal ? Non ? Ceci étant dit, malgré le fait que l’auteure possède une plume agile pour expliquer l’émotion et le raisonnement de ses personnages à travers ce sport, ces comparaisons peuvent devenir une lourde béquille en ce qui a trait au rythme et à la clarté du récit.
À travers les gorgées d’alcool, les passagers pressés, le temps qui court et les esprits tordus d’une femme égarée et d’un homme solitaire, Martyne Rondeau réussit à la fois à présenter une littérature contemporaine unique et à dénaturer la simplicité du plaisir de la lecture du roman classique. Or, à quelque part derrière ces phrases bouleversantes et ces sujets crus, chaque femme et chaque homme pourrait voir la porte de la noirceur de son âme s’ouvrir devant ses yeux…
RONDEAU, Martyne. Je suivrai tes yeux noirs, Québec, Triptyque, 2018, 185 p.
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