Elle… une nouvelle d’Alexa Bellerive

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Elle

Il était 18 heures moins quart, heure à laquelle Étienne Dagenais avait l’habitude de terminer ses journées de travail en tant que chirurgien dentaire. Il sortit de son cabinet à l’heure prévue, une cigarette éteinte à la bouche. Arrêté devant l’embrasure de la grande porte vitrée, il examinait l’horizon. Le vent soufflait légèrement dans les rues enneigées de Rosemère et les trottoirs étaient déserts. Il y avait seulement cette petite femme, qui semblait aussi fragile qu’une rose, qui attendait impatiemment l’autobus au coin de la rue Springhill. La tête renfoncée entre ses deux épaules et les mains cachées dans ses manches de manteau, elle sautait sur place pour tenter de se réchauffer, puisque la température devait frôler le -15 degrés Celsius en ce 5 janvier 1999. Étienne la regarda longuement avec ses yeux bleus, semblables à ceux des nouveau-nés. Elle ressemblait drôlement à sa femme. Soudain, il vit l’autobus apparaître au bout du Chemin montée Lesage.  Il courut à grandes enjambées pour la rejoindre. Elle l’intriguait énormément et curieux comme un historien qui tente de découvrir le moindre petit événement qui pourrait changer le cours de l’histoire,  il n’était pas question pour lui de la laisser filer.

Arrivé à sa hauteur, la femme cessa de sautiller sur place en le regardant avec des yeux aussi apeurés qu’un chat sauvage. L’homme lui demanda poliment: «Auriez-vous, par hasard, du feu pour allumer ma cigarette?» Étienne se doutait bien de la réponse qui allait s’ensuivre. La jeune femme avait un physique d’athlète olympique, était toute menue et avait un visage d’adolescente. Cela lui rappelait encore une fois sa femme. Les possibilités qu’elle s’adonne à cette mauvaise habitude étaient très faibles. Comme prévu, la jeune femme répondit, un peu moins tendue, mais aussi gênée qu’une fillette de trois ans: «Non, désolée, je ne fume pas.» Il y eut un moment de silence, un malaise. Étienne n’était plus trop sûr de ce qu’il était venu faire près d’elle. Il savait que sa cigarette n’était qu’une excuse pour l’approcher et il la laissa tomber sur le banc de neige sale en arrière d’eux. Elle brisa ce froid en se présentant. Maryse. Elle s’appelait Maryse. C’était la première fois de sa vie qu’Étienne recevait un sourire aussi beau et aussi sincère que celui de cette Maryse, bien qu’il rappelait celui de sa femme.  Touché par ce magnifique sourire, Étienne lui proposa de s’asseoir sur le petit banc vert, complètement givré par le froid. Elle accepta de prendre le temps de discuter avec lui. Son sourire était toujours bien accroché à ses oreilles. Il remarqua qu’elle avait des dents aussi blanches et droites que les actrices dans les annonces de brosses à dents à la télévision. Il adorait ce genre de sourire, des dents qui lui rappelaient celles de sa femme. Ils venaient tout juste d’amorcer la conversation, quand l’autobus de ville s’arrêta à leur niveau. Une dizaine de personnes descendirent à l’intersection. Étienne fit un léger signe de la tête à Maryse en direction de l’autobus. Elle esquiva la proposition. « Oh! Non! Je veux bien attendre le prochain, j’ai envie de discuter davantage avec vous. Il fait soudainement moins froid en votre compagnie.» Il ne put s’empêcher de faire un petit sourire en coin et d’émettre un petit rire qu’il tenta de retenir. Cette manière de dire les choses lui rappelait celle de sa femme. Ils discutèrent longuement. L’autobus était à son deuxième arrêt et Maryse refusa de monter à bord. Étienne, avec sa personnalité aussi renfermée qu’un balai dans un placard, était subjugué par la gentillesse digne d’une sainte et la spontanéité de la fille avec qui il parlait depuis déjà une bonne quinzaine de minutes. Ce franc-parler lui rappelait sa femme. Il commençait à bien l’apprécier.

Il faisait maintenant complètement noir. Le vent soufflait, soufflait, soufflait de plus en plus fort. Des petits brins de neige venaient se déposer dans les cheveux coiffés à l’allure matinale d’Étienne. Ceux de Maryse, longs et bouclés, volaient par en arrière. Ils lui rappelaient les cheveux de sa femme. Soudain, Maryse se mit à trembler de nouveau : « Brrr! Ce n’est pas un temps à coucher dehors!» Elle utilisait la même expression que sa femme. Étienne enveloppa alors Maryse de ses bras protecteurs de maman pour la réchauffer en attendant le prochain autobus. Lorsque celui-ci arriva, Maryse resta assise. Elle était aussi entêtée que sa femme. C’est alors qu’Étienne lui dit : « Maryse, vous me rappelez terriblement ma femme.» Un homme, qui venait tout juste de descendre de l’autobus le surprit en train de lui faire cette confidence. Il s’exclama : « Mais monsieur! À qui parlez-vous ?» Étienne, déconcerté, lui répondit sur un ton peu flatteur : « Je parle à cette femme, assise à côté de moi!». L’homme le regardait l’air navré. Étienne était seul. Il déposa sa main sur le banc à côté de lui : il était complètement gelé. Personne ne s’était assis. Il fixa alors l’homme, les yeux remplis de larmes, puis éclata en sanglot : «Ça ne pouvait être qu’elle. Pourquoi ce n’était pas elle? Rendez-moi ma femme! Rendez-moi ma femme, bordel! Pourquoi elle est partie il y a trois ans? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi? Redescends sur Terre chérie. Reviens-moi… Je t’en supplie… Reviens…» Puis, il se coucha sur le banc, recroquevillé sur lui-même, en pensant désespérément à sa femme. Les gens, pressés de rentrer, ne le remarquaient même pas. Le vent soufflait, la neige tombait, les étoiles veillaient sur Rosemère et la vie autour, elle, continuait.        

 Alexa Bellerive

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2 thoughts on “Elle… une nouvelle d’Alexa Bellerive”

  • Je trouve l’histoire extrêmement touchante et les personnages sont très bien décrits. ;)

  • La grande présence du froid, dans cette brève nouvelle, contribue habilement à créer une atmosphère, un malaise… un sentiment d’arrêt du temps, de la vie… normale.

    Bien écrit Alexa.

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