La femme-chaise… récit poétique de Lysandre Tremblay

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Je vous vois de loin, je vous observe de l’autre côté de la rue. Vous êtes un homme magnifique, on vous l’a sûrement déjà dit. Il n’y a que vous qui arrivez à capter mon attention de cette façon. Je suis captivée par votre démarche élégante. Je suis envoutée par la confiance que vous dégagez. Ce n’est pas la première fois que vous passez devant ma vitrine. Tous les dimanches matins, vous avancez d’un pas décidé, arborant votre air distingué, le journal sous le bras. Ces quelques secondes suffisent à éclairer le reste de ma journée, ce moment bref où je me mets à divaguer, à imaginer une vie meilleure auprès de vous. Puis je me ressaisis, je sais bien que ne nous sommes pas du même monde. Vous semblez être un homme sophistiqué, on le voit dans votre posture et la manière respectueuse dont les gens vous regardent. Il m’arrive très souvent de me questionner sur la raison de votre promenade, d’où vous venez, où vous allez, qui allez-vous voir? Peut-être une femme? Cependant vous n’êtes pas marié. Je le sais, car parfois, je détourne mon regard de vos grands yeux verts et de vos lèvres charnues, je baisse les yeux sur votre mâchoire carrée et mon regard se glisse le long de vos épaules robustes, plus bas, sur vos bras athlétiques, encore plus bas, sur vos grandes mains, puis je finis par m’attarder sur vos doigts fins, qui, je l’ai remarqué, ne portent aucune bague. Il m’arrive de me faire bien des scénarios, mais je ramène mon esprit à l’ordre, car je sais bien qu’un homme de votre rang ne pourrait s’intéresser à une femme telle que moi. Je ne crois pas être laide, mais voyez-vous, je suis le genre de femme à qui on n’accorde pas un regard. Si vous me verriez, vos yeux se contenteraient de glisser vers le bas, comme l’eau sur le dos d’un canard. Je ne suis pas le genre de femme sur qui on se questionne et avec qui on s’invente une vie. Personne ne se pose de questions sur la raison de ma présence dans cette vitrine.

Mais voilà que ce matin, quelque chose de différent s’est produit. Je vous ai vu tourner le coin de la rue, comme à votre habitude. Mais cette fois, au lieu de garder votre regard fixé vers l’horizon, vos yeux se sont détournés et se sont posés sur moi. J’ai cru rêver, mais une lueur dans vos yeux est apparue. Alors que je continuais de vous observer, vous m’avez vue, telle que je suis, pour la première fois. Vos yeux étaient prisonniers des miens et le seul moyen de vous défaire de cette emprise était de venir me déposséder de la clé. Notre interaction, loin de s’arrêter là s’est enchaînée lorsque vous avez freiné votre course et que vous avez pris une trajectoire bien différente, perpendiculaire, à celle que vous empruntez habituellement.

Vous avez posé votre pied gauche sur la chaussée humide, puis le droit, enchaînant vos pas avec la grâce d’un danseur de ballet, chaque foulée nous rapprochant un peu plus l’un de l’autre. Vous avez traversé la porte d’entrée de la boutique, faisant retentir l’écho du carillon. Le propriétaire s’empressa de vous accueillir, puis de s’enquérir de la raison de votre venue. Vous lui avez répondu par un simple geste, en me pointant du doigt.

Je vous assure qu’à ce moment, si j’avais eu un cœur, il aurait cessé de battre.

Vous avez continué d’avancer dans ma direction, j’essayais de comprendre ce qui semblait attirer votre attention chez moi, mais cela ne m’importait peu, car quand vous me regardiez je me sentais importante. Vos yeux ne se détachaient pas de moi, ni les miens de vous, comme s’il ne restait plus que nous deux sur la terre. Alors que je me tenais immobile sous vos yeux, le propriétaire brisa notre illusion.

-Vous voulez l’essayer?, a-t-il dit.

-Oui, j’aimerais bien. Avez-vous répondu.

Vous vous êtes approché encore plus, puis vous vous êtes accroupi pour être à ma hauteur. Vous avez posé votre grande main sur moi, faisant lentement glisser votre index sur mon bras, geste qui, sans aucun doute, aurait fait frissonner n’importe quelle femme. Vous ne sembliez pas déçu car vous vous êtes tourné vers le propriétaire en souriant, rompant pour la première fois notre échange de regard depuis que nos yeux s’étaient croisés  :

-Elle a l’air solide, vous avez dit.

-Allez-y, asseyez-vous, fut la réponse du propriétaire.

Sans plus attendre, vous avez suivi son conseil et vous vous êtes exécuté. Dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pu espérer ce moment. Le moment où vous vous seriez assis sur moi. À nouveau vous vous êtes tourné vers le propriétaire de l’entreprise :

-Je la prends, lui avez-vous dit.

Vous vous êtes donc éloignés tous les deux pour discuter de mon prix et m’avez laissée seule, avec ma vanité nouvellement acquise.

Je contemple mon reflet dans la vitrine, je scrute l’image qui m’est renvoyée. Je suis belle. Je suis celle que l’on désire. On me remarque de loin, me dis-je. Mes longues pattes blanches, interminables, lisses, sans défauts, évoquent la perfection. Mes bras sveltes et élégants, délicats captent l’attention de quiconque pose les yeux sur mon corps. Mon dossier est légèrement arqué, dans une pose invitante, aguichante. Mon siège, lui, bombé, moelleux, accueillant. Allez-y, regardez-moi, laissez-vous tenter par mes courbes voluptueuses et mon assise confortable. Vous finirez par céder et vous laissez choir entre mes bras solides, puis de vos lèvres entrouvertes, un grognement de satisfaction las et désintéressé s’échappera.

***

Il y a maintenant quelques mois que vous m’avez achetée. Mon admiration envers vous ne fait que grandir, tandis que vous, paraissez chaque jour me trouver de plus en plus ennuyante et perdre votre intérêt pour moi. Je cherche votre regard, mais vous semblez fuir le mien. Vous m’avez posée dans un coin de votre chambre, il y fait noir. Vous ne vous asseyez plus sur moi comme avant. À l’occasion vous me lancez une chemise fripée, celle que vous avez portée dans la journée, elle sent le café et l’après-rasage. Je suis placée en biais dans votre chambre, si bien que dans mon champ de vision se trouve le grand miroir dans lequel je peux voir ma réflexion. Il y a aussi votre lit, dans lequel passent de nombreuses conquêtes, des blondes, des brunes, des rousses, des noires, des arcs-en-ciel de femmes qui colorent votre lit. Depuis quelques semaines, il y en a une qui revient plus souvent que les autres, elle est belle, bien plus belle que moi j’imagine. Vous ne me portez plus d’attention et n’avez rien dit quand elle s’est plainte de cette pauvre chaise dans le coin de la chambre qui jurait avec le décor.

Vous vous approchez de moi, vous me prenez dans vos bras. Où allons-nous? Nous sortons de la chambre, je suis si heureuse, il y a si longtemps que vous ne m’avez pas touchée, nous longeons le couloir, nous sommes à nouveau ensemble, nous traversons le salon, je me demande où nous allons, nous nous dirigeons vers la porte d’entrée, que ce passe-t-il? Vous ouvrez la porte et vous avancez sur le pavé, puis vous me posez par terre, à même l’asphalte poussiéreux et les sacs de poubelles qui jonchent le sol. Vous faites demi-tour et rentrez dans la maison, puis fermez la porte, sans même vous retourner pour m’accorder un dernier regard. Vous me laissez là, seule et paralysée, abandonnée.

Que s’est-il passé? Quelque chose a changé entre nous, je le sentais bien, mais j’étais loin de me douter de votre réaction si draconienne. Je ne peux m’empêcher de me repasser les images de notre passé, comme un vieil album photo, me remémorant des moments meilleurs. J’examine ces clichés imaginaires, tentant de trouver l’intrus dans nos portraits de famille, comme si un indésirable s’était glissé entre nous deux. Voilà, je sais, on m’a remplacée.

Je n’arrive pas à comprendre, je me suis vendue à vous et en retour vous me lancez à la rue comme une ordure, en attente du même destin que celui des déchets, ceux du lundi matin. Je voulais vous combler mais je n’ai que su vous contenter. Je me sens sale, usée, exploitée. Je n’ai été pour vous qu’un simple faire-valoir de vos avoirs. Un symbole de votre richesse si facilement dilapidée. Je vous ai laissé vous assoir sur moi de tout votre poids, vous soutenant à bout de bras du haut de mes quatre pattes frêles. J’ai laissé votre gros cul m’écraser et m’étouffer jusqu’à me couper le souffle dans le but de satisfaire votre soif de confort. Et quand, après de longues soirées arrosées, vous étiez de retour, éméché, et cherchiez à tâtons mon siège sur lequel vous laissiez tomber votre corps indolent, dégoulinant de sueur, vous vous endormiez la gueule grande ouverte, l’odeur écœurante de la bière s’attardant sur votre souffle. Dites-moi, ai-je déjà été pour vous, autre chose qu’un objet?

Si je pouvais, je me regarderais dans le miroir, j’étudierais mon reflet, je mépriserais l’image qui me serait réfléchie. Je suis laide. Je suis celle que l’on vend pour vingt maigres dollars dans une vente de garage. On ne me remarque plus. On dit de moi que j’ai besoin d’un coup de pinceau, que j’ai pris un coup de vieux. Je ne suis plus le modèle de l’année. Je n’étais plus à la hauteur, ma peinture s’écaillait lentement, mon siège autrefois matelassé n’offrait maintenant plus qu’une assise rigide et une posture raide et inconfortable. Était-il trop tard pour changer? Oui, j’avais déjà été remplacée par une autre, plus moderne, plus exotique.

J’ai peut-être été remplacée par une femme-chaise pliante? Une de celle que l’on a pour une poignée de sous sur la rue et que l’on range après l’avoir utilisée. Une de celle qui se soumet et se plie aux sollicitations sans riposter, sans supplier de cesser, sans grincer. Une femme-chaise pliée.

Ou alors, une de ces femmes-chaises que l’on ne peut avoir que dans nos rêves et qu’on se contente de regarder en cachette sur internet. On les trouve par milliers sur des sites douteux, il y en a pour tous les goûts, de toutes les formes, de toutes les couleurs, de femme-trône à femme-toilette.

Je ne devrais pas être surprise, ce n’était qu’une question de temps avant que ça arrive, après tout, il n’y a pas que dans la rue et sur internet que l’on trouve les femmes-chaises, on les retrouve partout. Dans les revues, les publicités, la télévision; le quotidien regorge de ces images de femmes-chaises à la silhouette parfaite. Comme un musée de magnifiques sculptures sur lesquelles on ne peut pas s’asseoir.

Au sol, une grande flaque d’eau boueuse stagne. Je me regarde dans la flaque, j’examine mon reflet, j’ai pitié de l’image qui m’est renvoyée. Vous vous foutez de moi. Vous regardez ma silhouette svelte et mes courbes prononcées et vous vous dites : elle a l’air confortable. C’est ce mot là que vous utilisez pour me qualifier, c’est avec ce mot là que vous déterminez l’importance que j’occupe dans votre vie. C’est par ce mot là que je finirai par me définir, par mon confort, par mon apparence et par ce que vous voyez en moi. Car après tout, je ne suis rien d’autre qu’une femme-chaise, une femme-objet.

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