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À mes yeux, je ne suis personne. Je n’ai jamais fait partie des grandes écoles, je n’ai jamais eu de facilité à m’intégrer, et ce, nulle part. Probablement que c’est parce que l’on ne me voyait pas. Je passais inaperçue et sans doute n’étais-je pas plus qu’un nom sur une feuille de présence où quelques données dans les informations de l’état. Si au moins j’avais été quelqu’un qui se démarquait par sa laideur, on m’aurait regardée et même dédaignée. On aurait eu des sensations en me regardant. Je n’étais qu’un être ignoré, quelqu’un dont on aurait pu se passer. Je ne représente pas plus qu’une date de naissance pour mes parents et qu’un numéro dans le bottin téléphonique. Chaque jour, j’aurais aimé ressembler à Cyrano de Bergerac. Il était tant apprécié pour ses talents de chef, de combattant et pourtant, tant redouté pour son grand nez, son apparence abjecte et son discours poétique. Le personnage d’Edmond Rostand, inspiré d’un homme réel était, derrière les apparences, un homme intelligent, d’esprit et de tête. Le Cyrano dont Rostand s’est imprégné a vécu dans l’ombre. J’aimerais que l’on me rende hommage, que l’on m’embellisse, que l’on ne me voie plus dans la normalité, mais dans l’extravagance. J’aurais aimé avoir un grand nez, souffrir d’embonpoint, avoir des yeux qui sortent de ma boîte crânienne. Pourtant, je ne peux qu’être ce que l’on veut que je sois. À l’intérieur, quelque chose désire faire surface, mais je me contente d’imiter quelqu’un que je ne suis pas : quelqu’un d’insignifiant. Pour une fois, plutôt que de suivre les conventions, j’ai décidé de m’inspirer de Cyrano lui-même afin que l’on me remarque enfin.
Pour faire un coup d’éclat, j’ai décidé de faire ma propre tirade du nez, mon propre acte un de la scène 4 de mon histoire. J’ai visé plus fort que moi : la personne la plus faible que je connaisse. À sa rencontre, je l’ai interpellée avec des propos insignifiants. Peu de temps après, le silence s’est mis à occuper toute la place dans notre conversation anodine. C’est pourquoi je profitai de ce moment pour la foudroyer du regard, optant pour commencer cette tirade au plus vite alors que les corridors étaient remplis d’étudiants, grouillant de part et d’autre des rangées de casiers. Elle n’avait rien dit depuis quelques minutes, je lui lançai un «C’est tout?», mais elle ne put que me répondre avec un regard accusateur et embêté. C’est à ce moment-là que je commençai mon discours à la Cyrano : «Tu pourrais tellement me dire de choses. C’est à croire que tu ne sais jamais quoi répondre! Je pourrais te donner quelques leçons comme, par exemple, tu aurais pu prendre un ton agressif et me dire « Si vraiment j’étais toi je n’oserais même pas m’adresser à un sourd vu ton impertinence ». Amical : « Abstiens-toi de parler pour notre bien à tous, mais surtout, pour ton bien, arrête de penser ». Descriptif : » Tu es banale, commune, insignifiante, négligeable, ordinaire et surtout, tu es toi ». Curieux : « À quoi sert cette cavité en dessous de ton nez? À gaspiller de l’air qui appartient à la collectivité? » Gracieux : « Aimes-tu autant les oiseaux pour leur laisser ta tête au seul service de recevoir leurs excréments ». Truculent : « Tu ne participes pas aux changements climatiques, tu nous rends ni chauds ni froids ». Prévenant : « Attention à toi, à la place de t’enfarger dans les fleurs du tapis, les fleurs du tapis pourraient s’enfarger dans ta propre personne ». Tendre : » Évite les maladies cardiovasculaires pour que ton cœur ne se rende pas compte qu’il bat pour rien. » Pédant : « J’imagine que lorsque David Hume parlait du sentiment de bienveillance, il excluait son usage envers ta personne ». Cavalier : « Si tu étais entrée dans le cheval de Troie, le village se serait douté qu’il ne s’agissait pas d’un cadeau ». Emphatique : « Si vraiment Dieu t’avait fait à son image, il n’existerait pas ». Dramatique : « Que ferait-on si un coup de vent s’emparait de ton enveloppe corporelle? Probablement rien ».» Avant même que je puisse avoir terminé la leçon, les regards de mes camarades me fusillaient et leurs bouches chuchotaient d’un air interrogatif à leurs voisins qu’ils ignoraient mon existence jusqu’à maintenant. Depuis mon heure de gloire, personne ne peut s’empêcher de me dévisager et de m’appeler la folle de Bergerac. Pourtant, quelques-uns de mes collègues de classe trouvent que je ne suis qu’un imitateur. Pour eux, vivre à travers quelqu’un d’autre était bien pire que de n’être personne. C’était une autre façon de me cacher derrière un être que je ne serai jamais.
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Ton texte me fait penser au livre d’Eric-Emmanuel Schmitt, Lorsque j’étais une oeuvre d’art. C’est très beau et très triste à la fois. J’aime la manière théâtrale dont c’est écrit, inspiré de Cyrano de Bergerac. J’aime beaucoup le choix de vocabulaire, c’est touchant comme histoire. Je l’ai beaucoup aimée!
La narratrice raconte son mal d’être qui me fait penser au roman Lorsque j’étais une œuvre d’art de Schimtt. Le fait qu’elle aimerait déjouer la banalité dont elle souffre en s’inspirant de Cyrano de Bergerac semble toutefois ne pas être la meilleure des idées. J’admire le texte de Katy Ferron dans la façon qu’elle a eu de communiquer l’insignifiance dont la narratrice semble convaincue être pourvue de plusieurs manières et tons différents. L’auteure a superbement revisité cet aspect de l’œuvre d’Edmond Rostand et mérite des félicitations.