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Muée par l’urgence d’aller nulle part, Sophie marchait sur la brume qui couvrait le sol d’une forêt inondée de rayons solaires. L’atmosphère était statique comme si la vie retenait son souffle. Le mystère et l’étrangeté de l’environnement rendaient Sophie hautement inconfortable. Elle s’arrêta pour examiner les alentours, mais tout juste eut-elle commencé qu’un être émergea de l’ombre.
Il vint sans extravagance. Sans bruit, sans lumière. Aucun signe annonciateur. Il apparut comme s’il avait toujours occupé l’espace à quelques mètres d’elle. Il la regarda longuement, intensément au-delà de l’obscurité profonde que jetait son chapeau aux larges bords.
Sophie ne savait trop quoi penser de cet individu si singulier paré de vêtements qui ne lui rappelaient aucun souvenir familier. Sa posture tordue, ses habits amples et dépareillés, il semblait si ridicule. Et pourtant… il dégageait un charisme peu commun; comme une présence pourvue d’une conscience propre qui s’infiltre dans le subconscient du genre humain.
Il n’était guère imposant. Petit, rachitique, semblable à une faible brindille, sa silhouette menaçait de se briser à la moindre rafale. Si fragile dans son apparence qu’on pouvait craindre de causer sa désintégration d’un simple souffle. Pourtant, il remplissait l’espace mieux que le plus imposant des golems.
Toujours, il la fixait. Sans flancher. Sans bouger. Dans le quasi silence de la forêt. Son visage se fondait dans le mystère, mais ses mains, ses doigts raides apparaissaient au bout de ses manches. Ses membres crispés tenaient avec une délicatesse, une tendresse surprenante un minuscule œuf à la coquille striée d’une pléthore de teintes bleutées. Sans un mot, il leva le bras dans sa direction. Le mouvement ascendant était d’une lenteur pénible, méticuleuse, calculée, puis il s’arrêta et reprit l’immobilité figée qui semblait le caractériser.
Confortablement installé dans l’atmosphère tendue, il exsudait une patience infinie presque hors du temps.
Méfiante, elle ne bougea pas.
L’inconfort et l’absurdité du moment jetaient sa capacité à raisonner dans un gouffre abyssal. Un intarissable flot de points d’exclamation engourdissait le processus de ses pensées.
Sans trop savoir comment, l’œuf atterrit dans sa main et l’être indéfinissable se volatilisa tel un songe emporté par le vent.
Sophie examina l’œuf qui reposait au creux de sa paume droite. Il dégageait une douce chaleur qui l’envahissait toute entière. Étrange. Un faible battement pulsa dans ses oreilles, presque aussi inaudible que le bruissement des jeunes pousses printanières dans la brise matinale. Un battement régulier s’apparentant à la trotteuse d’une vieille horloge résonna dans son corps.
L’œuf se mit à pulser au rythme de cette faible onde sonore. Un frémissement suivi d’un picotement parcourut son bras. Il naquit à l’endroit où la coquille touchait sa peau pale et mourut dans sa poitrine. Une émotion inopinée emplit ses yeux sous forme de petites larmes de cristal aux bords tranchants qui entaillèrent légèrement ses joues en se déversant. Une angoissante compression appuya sur son petit cœur affolé. Que lui arrivait-elle?
Une autre secousse. De minuscules craquelures zébrèrent la coquille unique. L’œuf trembla de plus en plus fort, puis s’effondra sur lui-même.
Parmi les décombres de ce qui avait été une forme ovoïdale, se tenait, toute tremblante, une créature indéfinissable. Sa peau se colorait de toutes les teintes de bleu que l’œil humain pouvait percevoir. Chacune d’entre elles se déplaçait tel un fluide sous son épiderme et changeait en fonction des reflets de lumière. Même en ignorant la nature de la bête, sa physionomie humanoïde suggérait un mammifère. Étrange pour un être sorti d’un œuf; tout pointait vers un être ovipare. Pourtant, la créature ne pouvait être plus éloignée des oiseaux ou même des ornithorynques.
« Happy! Happy! », couina d’une faible voix au timbre incroyablement aigu la créature.
Sophie sursauta, manquant de jeter le petit être au sol.
« Happy! Happy! Happy! »
Quel bruit agaçant!
« Hey! Reviens! T’as oublié ton marmot! », cria-t-elle à l’intention de l’hominidé qui lui avait donné l’œuf avant de disparaitre sans dire un mot. Elle n’obtint aucune réponse. « Où est ta mère? », demanda Sophie souhaitant se débarrasser de cette chose qui gigotait sur sa paume.
« Happy», offrit la créature pour seule réponse avec un hochement de tête assuré.
« Aaahh! Arrête avec ce bruit! Tu vas me rendre folle! », s’exaspéra Sophie.
« Happy », vint la triste réponse du petit être bleu qui se recroquevilla sur lui-même.
Sophie grogna.
Elle déposa la créature au sol, puis la contempla tout en jonglant avec l’idée de la laisser derrière elle afin de continuer son chemin. Elle tourna la tête dans la direction où elle cheminait avant ces événements déroutants.
Elle devait avancer. Elle devait aller… Elle ne savait plus où, mais elle devait y être. C’était important, urgent. Sa vie en dépendait. Marcher, c’était vivre.
Cependant, abandonnée, la Chose était destinée à une mort certaine. Attaquée par les bêtes de la forêt ou simplement morte de faim, sa fin n’allait pas être paisible. D’autant plus qu’elle semblait si faible, si fragile, si innocente, si inoffensive, si adorable avec ses yeux beaucoup trop grands qui brillaient d’espoir…
Secouant la tête, Sophie tenta de reprendre ses esprits. La Chose n’allait que la ralentir. Elle n’avait pas le temps de s’occuper d’elle.
Elle lui jeta un dernier regard le cœur fermé à double tour. Enfin, le croyait-elle. Elle poussa finalement un long soupir résigné. Elle reprit sa marche vers sa destination incertaine avec la Chose confortablement installée au creux de sa paume. Celle-ci s’endormit en arborant sur son visage une expression de contentement.
Les jours passèrent et se confondirent les uns aux autres. La dimension à laquelle appartenait la forêt semblait baignée dans un éternel crépuscule.
La créature fut nommée Happy Ness.
« Comme le monstre du loch Ness. Ça te va comme un gant », pensa-t-elle.
En effet, en seulement quelques jours, la Chose avait grandi plus vite que de la mauvaise herbe. Maintenant, Happy Ness gambadait joyeusement aux côtés de Sophie. Il (Sophie découvrit que la créature était un mâle quelques heures après sa naissance) caquetait sans cesse ce petit cri aigu. Il s’arrêtait à la moindre occasion pour observer une fleur sauvage, un oiseau, le ciel, les feuilles, une pierre…
Sophie n’avait pas le temps pour tous ces enfantillages. Elle était en retard pour…
Et puis, Happy Ness n’écoutait que lui-même démontrant un caractère incroyablement têtu. Pour attirer l’attention, il tirait sur les vêtements Sophie, la ralentissait, la distrayait, mais Sophie n’avait pas le temps et, devant chaque échec, Happy Ness devenait encore plus difficile à vivre. Quel être capricieux!
Au début, Happy Ness était à croquer, si adorable qu’il avait réussi à atteindre le cœur de pierre de Sophie, à y faire une brèche pour s’y infiltrer. Une fois à l’intérieur, il a pris ses aises. Il l’envahit. Il conquit tout, s’empara de tout comme si ce cœur éprouvé lui appartenait.
Bien entendu, Sophie lui pardonnait ses maladresses, son invasion. Happy Ness était jeune. Il ne savait pas où étaient les limites. C’était si facile de lui pardonner. Comme il était mignon!
Sophie ne pouvait s’empêcher de la comparer à un chiot. Comme pour lui donner raison, ce chiot grandit (trop gâté) et commença à défier son autorité.
En si peu de temps (était-ce vraiment si peu?), Happy Ness entra dans la phase confuse où il n’était pas tout à fait adulte, mais définitivement plus un enfant. C’était le commencement d’une grande quête identitaire.
Quelle était sa place dans le monde? Qu’allait-il faire de sa vie? Qui était-il?
Il devint encore plus insistant, plus insupportable, mais Sophie était arrivée à un point de non-retour : elle s’était attachée ce schtroumf agaçant.
Petit à petit, Happy Ness découvrit que sa mission était d’être simplement ce qu’il a toujours été : un ami, aussi niais que cela puisse paraître. De ce fait, il redoubla, tripla d’effort pour arrêter Sophie. Il voulait lui montrer tout ce qu’elle manquait en marchant si vite.
Sophie s’agaça rapidement. Elle essaya d’expliquer à Happy Ness qu’elle n’avait pas le temps, qu’il était crucial qu’elle continue son chemin, qu’elle était en retard, qu’il l’avait assez ralentie comme ça, mais il ne voulut rien entendre. Il savait maintenant quel était son rôle.
Ce fut un long processus. Doucement, Sophie apprit comment profiter des petits plaisirs de la vie. Elle apprit que prendre son temps n’était pas forcément une mauvaise chose. Marcher, c’est survivre et vivre, c’est savoir quand s’arrêter et profiter.
Elle apprit à apprécier ce qu’Happy Ness s’évertuait à faire pour elle. Elle en ressentait une immense gratitude.
« Happy » Un seul mot en guise d’au revoir. Le ton grave, le visage sérieux, l’attitude formelle, il déclarait un moment de séparation définitive sans mettre de gants blancs. Un fait. Rien de plus que des adieux et un avertissement.
En effet, sa présence dégageait un message clair : « Souviens-toi de ce que tu as appris. Souviens-toi de moi, c’est important. »
Il disparut dans la brume, un petit œuf bleu dans la main.
Comment oublier un apprentissage aussi singulier? Comment être heureux? Une question philosophique qui nargue la race humaine par son mystère.
Nous pourrions nous questionner jusqu’à ce que même les séquoias nous trouvent trop vieux pour le monde. Des questions, il y en a assez pour créer des embouteillages dans le vide intersidéral, mais les réponses sont des espèces rares qui se métamorphosent dans les yeux de chacun en une créature au-delà des songes.
Le bonheur s’enrobe dans le mystère et adopte un sens caméléon dans les yeux de ceux qui regardent plus loin que le bout de leur nez sachant qu’il n’y a pas d’absolu ni d’explication.
Nous nous interrogeons. Nous obtenons une réponse sur laquelle nous nous interrogeons encore. C’est une chaîne de questions qui se poursuivent en cercle dans un mouvement perpétuel. Un cercle infini et aussi nécessaire que les roues d’une voiture : elles servent à nous faire avancer dans la vie, dans l’avenir. Un pas à la fois.
Sophie bascula sa tête vers l’arrière et exposa son visage aux rayons du soleil. Elle prit une grande inspiration et laissa un sourire s’épanouir sur ses traits. Elle était contente. Elle vivait. Libre de ce sentiment d’urgence. Libre de profiter de la vie. Enfin.
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