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Il y a déjà une heure que je me laisse bercer par la douce mélodie de l’hiver. Les mitaines croisées sur ma nuque, j’écoute ses airs de glace faire danser la cime de la forêt. Chênes nus, sapins givrés et boulots de têtes blanches se tiennent la main en une farandole. En toute timidité, le soleil baille le dernier coup de l’horloge avant le dîner. Mon temps est venu de redevenir un sage. J’entends déjà les pas de madame Augustine monter l’escalier du grenier. C’est l’odeur de son parfum de bonté qui m’avertit de descendre. Un mélange de fleurs du printemps et de foulard de grand-maman. De toutes les sœurs jouvencelles qui s’occupent de nous, elle seule sait deviner derrière l’expression de l’enfance. Lorsque je pose les pieds sur le parquet de bois, elle se tient debout, près de moi. D’un geste silencieux, elle referme la lucarne qui orne le toit de mes aventures.
— Tu ne devrais pas être ici Mathurin, marmonna-t-elle en se penchant vers moi, un sourire de moquerie en coin de bouche. Viens manger. Horace a couvert la table de grâce aux papilles pour le dîner.
Je souris à mon tour, et je la suis. Je verrouille la porte derrière moi et je glisse la clé du grenier dans ma chaussure. Madame Augustine fait la sourde oreille et me conduit jusqu’à la salle à manger. Le dîner de Noël. Mon préféré de l’année. Ce Horace, c’est le cuisinier. Lui, il est né dans une poche de farine. C’est un magicien de la pâte et un hypnotiseur de goût. Tourtières, cannes en bonbons, saucisses dans le bacon, salades, patates, tartes au sucre et bûches au chocolat… Rien qu’une bouchée de saveur à s’en régaler. Pour des orphelins, c’est le paradis des plaisirs.
— Où étais-tu encore passé, jeune homme? me demande madame Irène en m’agrippant d’une poigne ferme par le cou.
— Il était avec moi, répond madame Augustine en posant sa main sur mon épaule.
Madame Irène lâche sa prise sur moi. Elle nous jette un regard méfiant puis retourne à ses moutons noirs. Elle incarne bien la méchanceté de directrice. C’est elle, la tête folle et la main forte de l’orphelinat. Tout le monde l’aime autant que le Père Fouettard. Elle chante toujours la même chanson : « Crainte aux piètres enfants qui enfreindront les règles! Jeûne et fessé vous seront servis! ». Une chance que madame Augustine est là. Une caresse sur ma joue, et je me joins aux autres pour déguster Noël. J’entends une bouchée de tarte chuchoter mon nom entre sa croûte dorée. Exhaussant par générosité ses vœux d’être savourée, je m’exécute. Une odeur de bleuets me souffle une fumée de souvenir.
Un de ces crépuscules d’octobre, vingt heures approchaient son coup d’horloge. Comme un spectacle d’opéra se chantait dans mon ventre, j’ai glissé ma gourmandise dans mes pantoufles et je me suis dirigé vers la cuisine. Sur la pointe des pieds, je flottais entre les murs de pierre, silencieux dans la nuit. Au loin, j’entendais le concierge, monsieur Hervey à la moustache, siffler la serpillère sur le carrelage de madame Irène. Une main de tentation dans le pot de biscuits, deux croquées de bonheur ! Sans la discrétion en douceur. Le pot se brisa en milles miettes sur le plancher de trahison. Monsieur Hervey m’épingla l’oreille jusqu’au carrelage de madame Irène. Ce soir-là, j’ai eu droit à la fessé.
Le lendemain, à l’aube de mon repas de jeûne, alors que mes camarades se savouraient un déjeuner, mes mains dansaient en douleurs dans mon verre d’eau glacée. Mes doigts étaient teintés de la couleur crêpe aux bleuets qui trônait au centre de la table. Une mémoire de peine et des doigts rouillés de souffrance encore douloureux mangent avec moi aujourd’hui. À coup de peur et de faim, ils croient nous apprendre les responsabilités d’un adulte à en devenir. Mais Mathurin est plein de ruse. Monsieur Hervey à la moustache en est aveugle. Un petit tour chez le barbier donnerait un coup de pouce à sa naïveté. Jamais ses sages façons de tirer les oreilles ont réalisé qu’il lui manque une clé à son trousseau. Me moquant de lui derrière ma bouchée de tarte, j’espionne son ridicule. Puis celui de madame Irène. Belle est-elle, cette enfance de mon temps.
Depuis mon vol de clé masqué en envie de biscuit, lorsque la cloche de la récréation retentit, je fais une course contre le temps pour rejoindre le toit. Je le vois, cet hiver de neige qui coiffe le paysage d’une chevelure blanche. J’entends son tourne-disque entonner l’hymne de ses plus belles chansons. Un dixième chiffre qui tourne dans l’horloge de mon âge, et jamais encore n’ai-je soufflé un mot. Le cri de monsieur Hervey, je l’entends. Comme les airs de glace qui font danser la forêt. Les châtiments de madame Irène, je les ressens. Comme le givre sur les sapins. Les yeux en pitié de madame Augustine, je les vois. Comme le blanc des boulots. Mais chaque minute m’est sans mot. La vie a oublié ma voix dans sa poche pendant mon baptême… Une bouchée de la générosité d’Horace, en ce jour de Noël, n’est qu’un cadeau en rappel de ce si beau ciel qui ne m’oubliera jamais.
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