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J’ai toujours aimé la forêt. Les doux arômes de sapin et de bois qui s’y baladent ne manquent jamais de m’apaiser. Toutefois, j’ai horreur des insectes. Ils me dégoutent dès que je les entends virevolter autour de ma tête. Toute cette paix se transforme alors en un chaos de frustrations et je préfère rentrer à la maison. Mais ce soir est un soir particulier. Le sol est blanc. La première neige est arrivée comme un drap de soie sur les corps morts des feuilles mortes au combat durant la guerre automnale. La nature a mis sa plus belle robe en ce mercredi soir, 3 décembre 2014. Je ne pourrai jamais oublier ce jour symbolique.
Aujourd’hui, je suis allée au marché de mon quartier trouver un gâteau pour l’anniversaire de mon amoureux. Il adore le gâteau à la vanille et aux canneberges que la boulangère de l’épicerie fait cuire dans le temps des fêtes. À chaque année il attend impatiemment ce délice, comme un enfant attend devant le sapin tout émerveillé le soir du 24 décembre. Lorsque nous lui apportons cette pâtisserie, ses beaux grands yeux vert émeraude scintillent comme des étoiles et un large sourire forme deux jolies fossettes sur ses joues parsemées de taches de rousseur. Je suis si heureuse de l’avoir trouvé. En plus d’être sa fête, aujourd’hui est également notre sixième anniversaire. Je ne comprends toujours pas comment il fait pour endurer mes sottises à chaque jour. Comme la fois où j’étais furieuse et qu’il a pris un cupcake pour me l’écraser sur le nez en riant pour après me serrer dans ses bras. Son étreinte est mon passeport pour le monde du bonheur. Le temps s’arrête, je ne peux atteindre ce calme puissant autrement. Même une marche dans les bois est incomparable à ce sentiment. Quand il me suivait dans les bois et qu’il combinait cette paix à une accolade, là était le meilleur sentiment qu’un être humain puisse vivre. Une forte dose de dopamine explosait dans nos corps et nos âmes flottaient au-dessus de nos chairs. Mon amour est si grand que même la lune doit être fatiguée d’en entendre parler. J’ai les joues écarlates rien qu’en pensant à la bague qu’il ma mise à l’annulaire. Notre mariage sera dans un petit shack chaleureux, perdu au milieu des bois. La boulangère, accoutumée de me voir pour son fameux gâteau, me fait un large sourire et me tend la boîte qu’elle avait soigneusement emballée en prévention de mon passage. Je quitte le marché, je rentre chez nous et je mets le gâteau au réfrigérateur. J’ai hâte de le voir ce soir. En attendant je prépare le souper comme il l’aime et je le range au four. La température est parfaite pour une petite promenade avant son retour. J’enfile mes bottes et ma cape de feutre et je quitte pour une randonnée hivernale.
C’est si beau l’hiver. J’aimerais qu’il soit déjà avec moi pour voir ça. La neige tombe au ralenti, alourdissant l’atmosphère immobile. Elle coupe tous les sons du vent et de la nature d’un bruyant silence. Mes pas foulent la neige vierge en la faisant craquer d’un son agréable. Il n’y a aucune trace dans la neige à l’exception des miennes. Même pas une piste de lièvre ou de cerf de virginie. Mon passage marque la nappe blanche d’un contraste flamboyant. Je contourne les arbres, touchant écorces gommées, épines de sapin, brindilles, feuilles survivantes et je respire. L’air est si pur que je ne peux m’empêcher de me sentir un peu endormie. Je ralentis doucement ma vitesse de marche pour prendre le temps d’apprécier le moment. Peut-être devrais-je laisser tomber cette balade et rentrer à la maison. Plutôt que d’errer dans les bois, somnolente, je pourrais aller prendre une tasse de thé au lait fumante. Au moment où je décide de tourner les talons, je l’entends. Le cri du petit duc maculé. Ce petit hibou a toujours été notre animal préféré. Je lève les yeux au ciel, il est là. Perché sur une branche, il me regarde. Son plumage enflammé et ses petits yeux ronds me sont familiers. Le petit duc maculé, Megascops Asio, est une espèce de rapace nocturne appartenant à la famille des Strigidae. La plupart des gens ont peur de ces créatures dignes des comptes d’épouvante. Ils disent que leurs yeux perçants pénètrent votre âme inconfortablement. Pourtant, nous les trouvons adorables et très impressionnants. Les gens nous ont toujours trouvés étranges. Probablement que si nous avions vécu à Salem durant la chasse aux sorcières, nous aurions été condamnés au bûcher. Je me fiche de cette société homogène qui tente toujours d’aliéner les rares personnes uniques. Avant de le rencontrer, je me cachais et jamais je ne révélais mes vraies émotions et goûts, par peur de ne pas être acceptée.
Avec lui, c’est nous contre l’univers. Nous sommes invincibles. Nous nous complétons à la perfection, comme le Ying et le Yang. Nos corps furent crées pour s’unir. Un sentiment incomparable est éveillé en moi. Le petit duc m’observe. Ses yeux ne sont pas comme ils devraient l’être, c’est-à-dire d’un jaune doré. Ses yeux sont verts. Une teinte de vert familière.
Le hibou déploie ses ailes rousses et s’envole. Au même moment, un sentiment se met à bouillir en moi. Un instinct animal incontrôlable. Je dois suivre cet oiseau de proie. Je le suis tranquillement, puis je cours. Je cours sans réfléchir. J’ai l’impression que ma vie en dépend. Je n’ai pas peur. Courir, foncer, toujours et encore. Je perds l’oiseau de vue. Il est si loin. Comment suis-je capable d’avancer aussi rapidement? Une force phénoménale accélère ma vitesse de course. Je cours en évitant les arbres aussi vite qu’un lynx. Les flocons de neige tombent à volonté, me fouettant le visage. J’ai l’impression qu’ils laissent des bleus sur mes joues rougies par le froid tant je vais vite. La situation est incompréhensible. Je vois le petit duc se poser sur la branche d’un pin blanc loin d’où je suis. Il me regarde toujours. L’air familier de ses yeux aguiche ma curiosité. Cette curiosité devient un poids lourd trop difficile à supporter. Je cesse ma course, voyant qu’il semble s’être arrêté pour un moment. J’ai le souffle terriblement court et je commence à voir quelques points noirs. Je décide de l’approcher à la marche. Les flocons de neige sont aussi gros que la ouate que maman utilisait pour se démaquiller chaque soir après être arrivée du travail et m’avoir fait un chocolat chaud. Des souvenirs d’arômes chocolatés éveillent mon flair. Je continue de marcher. Il semble que plus j’avance vers l’immense arbre, plus il s’éloigne de moi. J’ai si sommeil. Mes paupières commencent à s’alourdir et mon cœur bat la chamade. Des souvenirs se remémorent de plus en plus. Mes pas dans la neige sont de plus en plus patauds. Tout à coup, je perds l’audition. Un long bourdonnement remplace soudainement tous les détails sonores de la forêt. Je commence à avoir un peu peur. Cette perte me remémore la fois ou moi et mon fiancé sommes allés dans une maison hantée. Un monstre avait crié si fort qu’il m’avait bloqué les oreilles d’un coup. Il me restait un long couloir à parcourir. J’étais terrorisée, les larmes coulaient sur mes joues et mon cœur essayait de sortir de ma cage thoracique.
Il était resté là. Au bout du couloir, je le voyais. Il me tendait les bras en me disant ‘’Tout ira bien. Ce n’est que mascarades. Je suis là.’’ Ces trois phrases avaient complètement chassées mes frayeurs en un souffle. Je lève les yeux avec ardeur et je regarde le ciel vide d’étoiles mais tapissé de flocons. Une larme chaude coule sur ma joue glacée. J’ai très peur et je suis seule cette fois. Aucune mascarade, c’est la réalité. Je tombe sur le lit de neige froidement molletonné. Mes yeux sont tout embrouillés et je tremble. Tout à coup, mes yeux redeviennent clairs et je sens un poids sur ma poitrine. Le petit rapace roux est blotti contre moi. J’ai tout compris. La petite bête nocturne m’est familière, et je sais qui elle représente. Comment ai-je pu passer par-dessus un tel détail? C’était si important pour moi, et je l’ai manqué. Je suis si heureuse. Après tout, quand on avale une poignée de cachets somnifères, il faut s’attendre à certains effets avant sa mort. Je caresse les douces plumes de l’animal. Jamais je n’aurais cru que ce serait possible. Malgré ses deux dernières années de gâteau aux canneberges qu’il n’a pu entamer, il m’a attendue. Plus de peurs. Il me connaît si bien. Il savait que je le rejoindrais un jour ou l’autre. Tout est blanc, tout est lumière, et il est là pour moi, comme toujours. Depuis son accident, depuis deux années très vides, je n’ai pu lui dire. Et maintenant, ma patience est récompensée.
Je t’aime.
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