Pigeon et banc de parc

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Théodore était assis sur un banc, à l’intersection des quatre sentiers du Parc de Verdure, et fredonnait une vieille chanson en lançant des bouts de pain aux pigeons qui se posaient à ses pieds. Le vent d’octobre était frais en cette fin d’après-midi. Cinq heures approchait dangereusement vite et il devrait bientôt retourner chez lui pour se nourrir lui-même. Il vivait bien avec sa solitude, il était un ermite, sa maison son sanctuaire. Pourtant, il ne bronchait pas d’un poil. Le vieillard, qui était devenu très frileux avec l’âge et qui commençait à trembler comme une feuille dès que le temps s’obscurcissait, s’était bien emmitouflé dans son vieux manteau noir qui avait une coupe semblable à son ancienne veste de l’armée. Ses vieilles mains qui restaient encore calleuses comme celles d’un travailleur acharné étaient cachées bien au chaud dans ses mitaines. Il détestait trembler devant des gens, incapable de montrer des signes de faiblesse, les enterrant au plus profond de son être. Il sifflota un nouvel air, ses pensées ailleurs, si loin qu’il en oubliait presque le parc et le vent d’automne. Il rompit distraitement un nouveau morceau de pain et le jeta; un bout de miche. Les pigeons en étaient fous.

Le vieil homme regarda la scène autour de lui, ses yeux glissant sur les arbres aux feuillages qui tournaient au jaune et à l’orange, s’arrêtant sur la fontaine d’une statue d’enfant qui versait l’eau par une cruche dans ses bras. Théodore pensa aux enfants qu’il n’avait pas eus, aux enfants qu’il n’aurait jamais et essuya une larme au coin de son œil gris, aussi gris que les nuages gorgés de pluie. Pourtant, il continuait à fredonner, cette fois-ci, un air de marche militaire. Il fredonnait comme le condamné à mort chante avant de s’asseoir sur la chaise, pour oublier ce qui se produisait autour de lui. Le temps passait, les gens changeaient mais lui, il était toujours le même.

À peine une minute s’était écoulée, lorsque le regard de Théodore se posa devant lui. Il fut frappé de constater qu’une vieille dame le fixait intensément. Ses yeux devaient lui jouer un tour. Cette dame ne pouvait pas être celle qu’il pensait. C’était impossible!

« Théodore! » s’exclama la vielle dame, ses mains couvrant son cœur.

« Éveline » murmura-t-il en retour.

La vielle femme devant lui avait les cheveux blancs maintenant, aussi blancs que la neige qui allait bientôt recouvrir le sol. Son visage, qui avait été si parfait et sans défaut, était recouvert de rides comme les marques des vagues sur une plage. Ses yeux bleu nuit, scintillants comme le ciel couvert d’étoiles, avaient gardé leur éclat. C’était toujours les mêmes yeux, mais était-ce toujours la même femme?

« Tu sembles bien aller? » lui dit-elle, plus comme une question qu’une déclaration.

« Je me tiens en forme » répondit Théodore.

Bien sûr, malgré sa posture encore droite et imposante comme celle des arbres qui l’entouraient, il n’avait plus rien du jeune soldat qu’il avait été. Il n’aurait jamais pu courir pendant des kilomètres, le fusil à la main, les munitions autour du corps, le sac rempli de vivres sur le dos. Même cette flamme qui l’avait fait foncer vers les lignes ennemies, ce courage, comme les autres disaient, semblait s’éteindre au fils des ans.

« Quand j’ai entendu fredonner, j’ai tout de suite su que c’était toi… » Éveline réussit-elle finalement à dire.

« Tu me connais bien… » dit-il simplement.

Et il n’y avait plus d’autre mots à dire, parce tous les autres mots avaient déjà été dits. Ils s’étaient aimés, il était parti, et elle l’avait remplacé. Éveline n’avait jamais été patiente, comme un enfant qui veut la surprise sans attendre, et elle était impétueuse, son énergie aussi intarissable que celle du Soleil. Elle lui avait répété des milliers de fois son amour, mais lorsqu’il avait été porté disparu, elle s’était retournée vers le premier venu. Éveline n’était pas du genre à se cloitrer chez elle morose, et personne ne pouvait résister à sa joie plus contagieuse qu’aucune grippe. Lorsqu’il était revenu, elle lui avait dit que c’était pour oublier sa peine, que ses mots n’avaient pas été des mensonges, mais Théodore avait eu le cœur brisé.

Les deux vieillards se regardèrent fixement, leur jeunesse défilant devant leurs yeux. Leur jeunesse, leur amour, leurs doux souvenirs… Une feuille tomba entre eux et une autre minute passa.

Théodore lui fit son salut militaire qu’Éveline mima, comme lorsqu’elle était jeune. Et ensuite, elle continua son chemin, dans les sentiers du parc et Théodore rompit un autre morceau de pain pour les pigeons, mais ils s’étaient tous envolés.

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