Pures banalités… récit d’Olivier Bellemare

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C’est une journée comme les autres. Mon cadran sonne. Je le mets sur veille, je me réveille. Je me lève, je me lave. Je m’observe dans le miroir, je cherche à sourire. J’étire les muscles de mon visage, mais ils ne veulent rien savoir. Rien n’y fait. Je prépare mon déjeuner avec une lenteur bien connue chez les paresseux. Pain grillé ou céréales? Le pain grillé lui, prend davantage de temps à préparer. Sors le pain, grille le pain, beurre le pain. Sans oublier la garniture qu’il faut appliquer pour un goût agréable. Je mange quand même des toasts. Beurre d’arachide ou confiture? La confiture, je la préfère au beurre d’arachide. Le beurre d’arachide colle dans mon palais. Ce n’est pas une sensation agréable. Confiture de fraises ou de framboises? Les fraises sont bonnes. Mais il y a, dans la confiture de fraises, de gros morceaux qui s’étalent difficilement sur le pain grillé. Ils écrasent même ma tranche de pain. Je préfère la confiture de framboises. Elle est meilleure. Oui, elle s’étale mieux que les fraises. Je mange finalement des toasts au beurre d’arachide. Le beurre d’arachide me donne une mauvaise haleine. Je me brosse les dents. Je m’habille. Tricot ou t-shirt? Pantalon ou bermudas? Souliers ou sandales? Tout dépend de la température à l’extérieur. Nous sommes au début de l’été, il devrait faire chaud, le soleil est très présent. Je sors un t-shirt que je n’aime pas, des bermudas vieux de trois étés et des sandales neuves d’il y a deux semaines. Je n’aime pas les sandales. Je n’aime pas mes orteils non plus. Je ne souhaite pas aveugler les gens avec des orteils laids. Je décide finalement de mettre un tricot, des pantalons et des souliers. Me voilà préparé, je suis obligé d’entamer la journée. Je m’y sens poussé, contraint, forcé, brusqué, condamné.

Avec un tel fardeau sur les épaules, vous devez surement croire qu’à ce moment précis, je croule sous le poids des infatigables banalités du quotidien. Mon histoire est-elle si prévisible? Suis-je si logique et cohérent dans mes actions? N’en soyez pas si sûr, puisque je continue ma longue marche vers les moments insignifiants, accumulant dans mon large dos une pluie infernale de lourdes banalités.

Je marche lentement. Je regarde autour de moi et je me laisse envahir par la morosité du paysage. C’est une belle journée pour faire ce que je fais tous les autres jours. J’arriverai peut-être à motiver mes pieds d’ici quelques instants, juste à temps pour arriver à l’heure à l’école. Je ne suis pas pressé. Je continue de marcher, de déambuler, de traîner. Je regarde une magnifique voiture rouge tourner le coin de la rue Foster. Comme j’aimerais en avoir une comme celle-là! Je serais fier de la laver les samedis matin dans l’entrée du garage. Je serais si heureux de montrer ma responsabilité à tout ce voisinage qui pense que je suis un mollusque. J’imagine déjà leurs visages dans le rétroviseur de mon carrosse, leur mâchoire en train de se décrocher, leurs yeux éblouis par cette beauté. Je verrais leur mépris se rétrécir dans mon miroir à mesure que je m’éloigne. C’est une jolie bagnole que je ne m’offrirai jamais. Je suis un mollusque et je m’assume comme tel. De toute façon, l’essence, le changement d’huile, le remplacement des freins, la permutation des pneus, l’antirouille, la vérification des bougies, ça coûte cher. Je fais ma part pour l’environnement et je marche. L’école est devant mes yeux, mes yeux encore bouffis de fatigue. Je m’élance vers cet établissement qui marquera mon éducation, vers ce vieux collège plein d’histoire, vers cette école que j’aime malgré tout. Je me dirige vers mon premier cours de la journée, en traînant les pieds. J’ai déjà faim, j’ai hâte au dîner.

Je passerai l’épisode des cours du matin. Ils sont longs, ils sont inintéressants, seulement dans un certain sens. Le sens où si j’écoute attentivement, je pourrai en décrocher un diplôme. Loin de banaliser l’éducation, je nage plutôt dans une mélancolie, une sorte de marre pleine de néant. Le professeur parle, les étudiants posent des questions, le professeur répond du mieux qu’il peut. Certains dorment sur leurs bureaux, je n’envie pas leur inconscience d’un monde où il faut prendre ses obligations au sérieux. Je préfère me concentrer sur le présent, sur ce cours, si long soit-il.

Je me rends avec hâte à la cafétéria. C’est le moment de ma journée que je préfère. Je ne m’informe jamais du menu qui sera servi. C’est une surprise à chaque fois, une agréable découverte. J’essaie de mettre un peu de piquant dans la monotonie de mes journées. Il y a du spaghetti à la viande. Quoi de plus normal que du spaghetti à la viande? Si au moins c’était une de ces sauces aux tomates cuisinée comme Ricardo nous le montre si bien à la télévision. Elles ont l’air si appétissantes. Cependant, le commun des mortels n’est jamais capable d’en récréer une version qui pourrait être mangeable. Par chance, il y a des courgettes farcies et gratinées au cheddar. Je sens que je vais me régaler avec ce délicieux légume gratiné. Au moins ce repas sort un peu des sentiers battus. Je dis cela, mais je n’oserais même pas cuisiner ce mets chez moi. À la maison je mange des trucs bien simples, mais quant à manger dans un restaurant ou une cafétéria, où que tu te fais servir ton repas, pourquoi ne pas essayer quelque chose de différent? Il y a des limites à vivre une vie monotone. Je me prends un potage au brocoli, un pain, mon assiette de courgettes, sans dessert (je vous assure). Je vais payer à la caisse. Je jette un œil sur les tables, cherchant une place libre, tout en donnant mon argent à la caissière. Cette caissière, elle n’a pas l’air de chercher à mettre du piquant dans sa vie. J’ai rarement vu des gens avec un air si furieux. Je crois que c’est elle qui propose tout le temps de mettre du spaghetti au menu. Je vais m’assoir à une table qui n’est pas occupée par beaucoup d’autres étudiants. Je suis au milieu de la cafétéria, au centre de ce brouhaha. Ça m’importe peu, car en ce moment, je ne vis que pour mes courgettes. La nourriture, c’est seulement ça qui puisse me faire sortir de ma bulle, de mon univers solitaire. Je vis pour manger, je mange pour vivre. Je prends une bouchée de mes courgettes et je suis sous le choc. Pourquoi c’est si mauvais? Ces courgettes farcies et gratinées qui semblaient si délectables et savoureuses, s’avèrent être immangeables. Il y a trop de sel, trop d’assaisonnements, trop de fromage cheddar, trop de choses qui ne font pas mon bonheur. Je ne peux pas prendre une bouchée de plus. Je me contente d’un potage de brocoli et d’un pain. Et ce pain, je le beurre généreusement. Ma journée, qui semblait s’améliorer, est finalement un désastre. Ce seul moment où je peux laisser aller mon esprit et satisfaire mes papilles gustatives est saccagé. Mon humeur revient au même stade que celui de ce matin. Je mange pour manger cette fois. Ouvre la bouche, ferme la bouche, mastique. C’est maintenant devenu machinal, ce n’est plus un plaisir. J’aurais dû prendre un maudit spaghetti.

C’est à ce moment que je le vois. Il tient son cabaret dans ses mains, la tête bien droite, un air séduisant dans les yeux, il marche si bien. Je ne pensais jamais que l’on pouvait «bien» marcher. Sa démarche à lui, c’est toute une aventure. Un pas en avant, léger (mais si léger) coup de hanche. Je suis envoûté. Un autre pas, un autre coup. Je ne m’étais pas aperçu que j’avais cessé de manger en le regardant, tenant ma cuillère en suspension devant ma bouche. Je crois que lui il l’a vu. Le jeune adonis me lance un regard profond que je ne sais déchiffrer. Je crois que je lui ai aussi envoyé une sorte de choc électrique avec les miens, je ne sais pas. Je suis en transe. Tous mes problèmes perdent leur importance, toute l’uniformité de ma journée se transforme brusquement en un sentiment agréable. Je le regarde s’assoir. Il commence à manger. Je me rends vite compte qu’il a lui aussi pris ces infectes courgettes farcies et gratinées. Apparemment, il ne les aime pas non plus. Sa grimace n’était pas dure à déchiffrer. Même en grimaçant, il garde ce je-ne-sais-quoi qui fait son charme. Je crois qu’il a hésité de prendre le spaghetti, puisqu’il s’empresse de piger dans l’assiette de son amie. Je ne peux le quitter des yeux, je ne peux pas m’empêcher de le regarder, comme on regarde un monument historique. On scrute chaque détail, chaque partie à la recherche d’un élément surprenant. Un élément qui fait en sorte que ce monument est unique. Il ne m’est pas difficile à concevoir que ce spécimen est évidement unique. Ses yeux contrastent avec son teint rosé, ses joues mettent en valeur une barbe de quelques jours. Son nez n’est ni trop gros, ni trop petit, mais bien symétrique, comme le reste de son visage. Ses traits sont, comment dire, parfaits. C’est le seul mot qui me vient à l’esprit. Ils ne sont pas durs, mais ils révèlent tout de même une force de caractère qui me fascine. Et que dire de ses cheveux. D’un noir éclatant, ils exposent une santé capillaire incomparable. Il frise légèrement, ce qui ajoute une touche de douceur dans son visage. Je suis captivé par ce visage angélique.

Je n’ai plus rien à manger. Je suis là, à fixer un point dans la cafétéria. Je suis un être étrange parmi tous ces gens normaux. Je me lève pour aller porter mon plateau sur l’étagère prévue à cet effet. Évidemment, je me dirige dans la direction de l’homme,  avec l’espoir de croiser son regard, encore une fois. Je marche lentement, je savoure chaque pas que je fais vers lui. N’étant pas une femme, je ne peux pas mettre en pratique les techniques de drague suivantes : se passer la main dans les cheveux pour simuler un coup de vent, cligner des yeux comme s’il y avait une poussière dedans, échapper quelque chose par terre et attendre que le garçon le ramasse. Je me vois mal, très mal de lancer mon plateau par terre, espérant que mon apollon vienne le ramasser. Encore moins pousser mes cheveux pour simuler un coup de vent. Je n’ai seulement que deux pouces de cheveux. Et pour cligner des yeux, je ne fais pas de dessins. Je ne le ferai tout simplement pas. Alors je marche tout simplement dans sa direction.

Je vais craquer, il me regarde. Dans l’excitation du moment, je ne peux qu’accélérer le pas. Je me retrouve de l’autre côté de la cafétéria, coincé contre le mur, à vider le contenu de mon cabaret. Je me sens timide, mais extrêmement agité face à la situation. Ce n’est pas tous les jours que je croise un si bel homme, un si bel homme qui me remarque, moi. Qui me distingue malgré la banalité de ma vie, la morosité de ma personne. J’ai tout simplement envie de lui parler, de connaître son nom, de pouvoir boire ses paroles et de me perdre une fois de plus dans son regard. Je m’élance pour retourner tranquillement à ma place. Il me fait dos. Je perçois chez lui une envie folle de se retourner, de connecter avec mes yeux. Je passe à côté de sa table, je tourne légèrement la tête et lui fait un léger sourire. Ce sourire est réciproque. Il sourit avec aisance, avec sincérité. Je décèle même le désir palpable de ses lèvres à dire quelques mots, à engendrer une conversation qui jamais ne finirait. Je retourne m’assoir à ma table, calmement, mine de rien. Il se lève brusquement et s’élance dans l’allée. Il me regarde profondément dans les yeux et se dirige vers la sortie. Il sort, mettant en évidence cette démarche qui m’allume. Je suis encore sur le coup de l’adrénaline. Je sens que ces coquets échanges de regards n’en finiront pas là. La prochaine fois, je prévois même sortir mes yeux les plus fabuleux.

Je croyais que toutes mes journées étaient banales et moroses, que je ne pouvais pas me sortir de cette pesanteur du quotidien. Cependant, cette journée est bel et bien banale et morose, mais elle recèle de quelques instants qui me font sourire. Je vis dans le présent, je savoure chaque instant. Je n’ai aucune attente face à ce qui pourrait survenir dans mon existence. De cette façon, la vie me réserve des milliers de surprises comme celle d’aujourd’hui. Auriez-vous cru que je pouvais attendre avec hâte les lendemains?

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1 thought on “Pures banalités… récit d’Olivier Bellemare”

  • Ton texte est loin d’être aussi ordinaire que le geste de beurrer ses toasts. La routine d’un garçon banal menant une vie banale, émerveillé par des choses banales. N’est-ce pas le reflet de la vraie vie? Sans artifices, sans clichés. J’adore. Ta liberté d’écriture et ta manière de raconter le quotidien méritent un wow !

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