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« Aujourd’hui, un kamikaze au Pakistan a fait dix morts et vingt-trois blessés après avoir fait exploser une voiture qui se trouvait près d’un lieu public très achalandé, et ce, à l’aide de bombes artisanales […] »
— Pff… Y’a pas que dans les pays en guerre que les gens sont capables de faire des morts et des blessés. Dans mon appartement aussi c’est des choses qui arrivent…
Carole éteignit sa télévision avant la fin du TVA nouvelles de vingt-deux heures et s’alluma une cigarette avant de s’enfoncer plus profondément dans son vieux divan d’où émanaient des odeurs de pourriture. Elle essaya d’éteindre les souvenirs que son après-midi d’enfer lui avait procurés tant ceux-ci lui brûlaient l’âme. Il n’y avait rien à faire. Chaque fois, sa conscience ajoutait une couche de culpabilité par-dessus la grosse montagne de remords qui était sur le point de lui faire exploser la tête. Carole avait tout essayé pour faire passer cette migraine qui persistait depuis quelques heures déjà. Malgré tout, elle se prit une petite poignée d’Advil qu’elle avala avec une bonne gorgée de bière et s’étala de tout son long sur son sofa pourrissant. Elle tomba dans une sorte de transe, plus près de la réalité que du rêve. Elle revécut mentalement les événements de l’après-midi en se parlant toute seule comme une vieille en état de choc. Seul son plafond jauni par la cigarette et les nombreux dégâts d’eau l’écoutait en silence.
— Chut… Chut… Tout va bien Charlotte. Je te berce maintenant. Arrête de pleurer. C’est correct à présent. Ça suffit. Tu peux arrêter. Qu’est-ce que je t’ai dit? Arrête tout de suite. Tu vas te taire. Allez! Tais-toi! Crie pas! Arrête! Sinon, je te place dans ton berceau et te laisse pourrir là jusqu’à demain. Hey! Ferme ta gueule ou je te lance sur le mur! Ça va faire! Calme tes criss de nerfs! Je te secoue là, es-tu contente? Je te secoue, je te secoue! C’est censé te calmer ça. Arrête de pleurer ou je secoue plus fort! T’aimes ça? Tiens, encore un petit coup plus fort pis plus vite. Enfin! Je vois que ta petite crise d’enfant de trois mois est terminée. T’as enfin arrêté de pleurer. Je te replace doucement dans ton petit lit. Dors maintenant. T’es tellement belle quand tu brailles pas pis que tu cries pas. Hey! Pourquoi tu te mets à bouger dans tous les sens? Je t’ai dit de rester calme. T’as pas eu assez de sensations fortes, c’est ça? Arrête ou bien je te fais vivre un autre manège! Voilà, une jambe dans ma main droite et je te secoue tête en bas comme une vieille nappe pleine de graines qu’on secoue dehors l’été. J’arrêterai pas! Je te voulais pas, je te voulais pas, j’te voulais pas! T’étais pas le bienvenu dans ma vie, sale bébé! Ton père te voulait pas pis moi non plus. Je l’ai sacré dehors pis y’a pas payé sa pension. Ton père est juste un écœurant pis comme tu viens de lui, tu vas payer pour! T’es juste une bibitte sale qui me pourrit la vie. C’est quoi ce p’tit rot-là? Pourquoi t’es toute bleue? Pourquoi tu respires plus? Respire Charlotte, respire! Quelques petites secousses feront certainement rebattre ton petit cœur. Allez, prends ton souffle, s’il te plaît… Pourquoi ça marche pas? Il faut peut-être que je te secoue plus fort. Pourquoi tu deviens toute froide? Oh non, qu’est-ce que je t’ai fait? Je comprends pas. Qu’est-ce que je vais faire? Qu’est-ce que je vais faire te toi? Je dois vite trouver un endroit où te cacher. Je dois trouver un endroit où te cacher pour la vie, pour que personne sache ce qui s’est passé. Attends-moi, je te repose dans ton berceau, je reviens dans une minute, je vais aller m’allumer une cigarette pour m’aider à réfléchir. Où est-ce que j’ai foutu mon criss de paquet? Ah, enfin t’es là. Viens ma belle cigarette, on va aller te fumer sur le balcon. Ah, merde, Madame Barrette se fait bronzer sur le patio à côté. J’vais pas la regarder. J’espère qu’elle va m’ignorer. J’imagine que oui, elle a l’air pas mal plongée dans son 7 jours. Ça tombe bien, je veux être juste avec toi, mon beau bâton de nicotine. T’es tellement bon. Je prends le temps de te sentir rouler entre mes doigts, de sentir ton odeur et d’apprécier ta fumée qui rentre profondément au fond de moi pour se coller gentiment à mes poumons. Ah, shit! Madame Barrette se lève. Qu’est-ce que je fais? Est-ce que je la regarde? Ouf, elle est rentrée sans me voir. En tout cas, cigarette, toi et moi, on va avoir la paix ce soir. Je pense que j’ai enfin réussi à endormir Charlotte… Bon, toute petite cigarette, je dois t’écraser dans le pot à fleurs maintenant, m’en veux pas trop. Je dois aller voir l’autre dans sa bassinette… Oh, wache! T’es toute bleue, presque verte. T’es vraiment dégueulasse, tu me rappelles la fois que j’avais oublié mon sandwich dans le dash de l’auto. Après quelques semaines, ça ressemblait à ça, multicolore avec une odeur de moufette. Mon Dieu, je n’ai pas envie que ça sente la merde dans mon appartement ni que tu taches les draps neufs! La meilleure solution est de te jeter avant que tu répandes tes traces partout. J’ai une idée. Viens avec moi, Charlotte. Je t’attrape par le pied, je vais t’emmener faire une jolie glissade. Tu vas voir, ça va être amusant. Attends, j’ouvre la trappe. Voilà, es-tu prête? Un, deux, trois, go! Hou hou! C’est une belle glissade dans la chute à déchets, trouves-tu?
Elle se réveilla en sursaut et en sueur. L’horloge à côté de la télévision indiquait minuit et demi. Dans la pénombre, elle ne semblait pas reconnaître son appartement qui lui paraissait vraiment plus froid qu’à l’habitude. Puis, avant même d’avoir repris son souffle, un énorme cri étouffé sortit de ses entrailles. Carole courut jusqu’à la chambre aux couleurs d’hôpital jaunies où dormait son bébé. La peur s’accapara de son visage et elle se jeta sur le berceau vide. Elle parcourut tout l’appartement à la recherche de son nouveau-né avant d’arriver dans la cuisine et d’apercevoir la chute à déchets. C’est alors qu’elle se rendit compte que ce n’était pas qu’un mauvais rêve. Elle resta immobile un moment, le regard fixé à ce carré de métal incrusté dans le mur. Ne sachant pas comment réagir, elle décida de s’allumer une cigarette et de retourner s’étendre sur son sofa humide de sueur. Elle en profita pour allumer la télévision. Elle avait à peine commencé à savourer sa cigarette que quelqu’un se mit à cogner brutalement à sa porte d’entrée. Carole eut un moment d’hésitation et pensa faire semblant qu’elle n’était pas là ou qu’elle dormait profondément, mais les coups assenés à la porte étaient de plus en plus violents. Puis, une voix d’homme se fit entendre.
— Carole, criss! Je le sais que t’es là. Ouvre la porte tout de suite, sinon je la défonce!
Elle respira alors profondément, se leva tranquillement alors que les coups se faisaient plus bruyants et alla ouvrir la porte. C’est un homme aux cheveux tirant sur le gris, aux yeux rouges et à l’haleine défraîchie qui l’attendait de l’autre côté. Celui-ci la poussa brusquement vers un mur en lui criant : « Toi là, ma tabarnaque, je veux voir mon bébé! ». Avant de s’adoucir en pensant que son enfant était dans cet appartement et de demander à Carole où est-ce qu’était passée sa fille.
— Carole, j’veux voir ma fille! J’suis désolée, j’vais m’en occuper astheure. J’ai envie d’assumer mon rôle de père envers elle. J’veux la voir grandir. J’veux changer. J’vais arrêter d’aller me saouler chaque soir dans les bars. J’vais arrêter de fumer du pot avec les gars dans la rue. J’vais arrêter de jouer au poker et de toujours perdre tout ce que j’ai. J’te jure que j’vais être un bon père… Elle doit dormir… J’veux la voir quand même!
Carole sembla perplexe. Son souffle s’accéléra lorsqu’elle vit dépasser de sa ceinture une arme à feu. Elle ne comprenait pas ce qu’il faisait avec cela et ne savait plus quoi lui répondre. Voyant que la mère de sa fille ne réagissait pas à ses commentaires, l’homme partit d’un pas décidé vers la chambre du poupon. Carole ne bougea pas en attendant patiemment une réaction. Elle se contenta de fermer les yeux lorsque celui-ci lui cria que Charlotte n’était pas dans son lit. Le père revint en courant vers Carole et la secoua vivement en lui demandant ce qu’elle avait fait de son bambin. Celle-ci se contenta de lui dire qu’elle ne voulait pas dormir et qu’elle n’arrêtait pas de pleurer, donc elle l’a secouée un peu pour qu’elle comprenne enfin. Par contre, la réponse ne semblait pas satisfaire l’homme qui devenait de plus en plus en colère.
— Qu’est-ce que t’en as fait après? Dis-moi, criss! Où tu l’as mis? T’as appelé l’ambulance? T’as emmené le bébé à l’hôpital? Dis-moi ce que t’en as fait! Je veux voir ma Charlotte immédiatement. C’est un ordre, Carole. J’le répèterai pas deux fois!
Sur ce, l’homme sorti son arme de sous son chandail et la pointa vers Carole qui le fixait sans même avoir peur et lui cracha au visage en signe de vengeance.
— Ben criss, c’est trop tard! Tu la reverras pas ta Charlotte parce que je l’ai jetée aux vidanges. T’avais juste à les assumer avant, les erreurs de tes actes! Essaie au moins de penser aux conséquences avant de décider de faire un bébé à ta propre fille! T’es qu’un salaud p’pa!
Elle n’eut que pour réponse l’écho de la balle qui s’est élancée vers elle avec furie avant d’exploser toutes ses années de honte, de haine et de remords.
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