Tatouée

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Janie Houde et ses femmes tatouées
Janie Houde et ses femmes tatouées

Elle se berce doucement et regarde le lac givré, les arbres dégarnis, les enfants qui se lancent des boules de neige. Elle baisse ses yeux sur ses mains flétries par les années. L’encre disparue ici et là semble s’être incrustée dans sa peau marquée par le rythme des années. Les lignes grisâtres se mêlent aux veines bleuâtres. Elle remonte un peu la manche de son cardigan en laine qui pique et aperçoit les vestiges d’un vieux tatouage datant de ses premières amours. Elle jette un regard sur son pied un peu enflé chaussé d’un mocassin en cuir et admire la croix gravée au jet d’encre. Tout en admirant diverses parcelles de peau, elle se souvient. Elle se souvient de la solitude, de l’amour, de la confusion, de la colère, de la tristesse, du bonheur, de la quiétude. Les caissières à l’épicerie lui lancent souvent des regards de reproche lorsqu’elle tend son argent et que la manche de son chandail se soulève un peu pour dévoiler un instant de son passé. Elle s’en fout. Elle aime se remémorer ses souvenirs qui sont gravés sur son corps faisant office de canevas à un art marginal.

Elle fête ses 17 ans. Les filles de sa classe auraient probablement organisé un party avec de l’alcool, des garçons et des jeux où langues et salive se mélangent pour prouver aux autres qui embrasse le mieux. Elle, elle décide d’aller se faire tatouer. Toute seule. Elle a toujours tout fait toute seule. Elle pénètre dans un immeuble sombre et descend au sous-sol, comme lui avait dit l’homme au téléphone. L’homme la fait asseoir dans un fauteuil défraîchi où de nombreuses fesses se sont assises avant elle. L’aiguille trace le dessin d’une croix sur la peau fine de son pied. Il lui demande ce qu’elle représente. Elle répond la mort. Elle lui ment. En fait, l’illustration se retrouve sur la couverture d’un vieux vinyle qu’elle aime bien. Tout simplement. Elle enfile ses Doc Martens et son manteau en cuir noir. À l’extérieur, le vent lui fouette le visage et ses cheveux noirs s’agglutinent à son rouge à lèvres foncé. De retour à la maison, maman et papa l’attendent impatiemment avec un gâteau aux carottes troué de dix-sept bougies. Elle roule des yeux et monte directement dans sa chambre. Elle admire son tatouage ne se doutant pas que plusieurs autres se traceraient sur sa peau au rythme des années.

Assise à son bureau enseveli sous un amoncellement de papiers et de livres, elle regarde fixement la fenêtre. Son esprit erre parmi le ciel brumeux alors qu’elle sait très bien qu’elle ne peut se permettre de perdre ainsi son temps en pleine fin de session. Pourtant, elle ne peut cesser de penser à Maude. La veille, elle s’était retrouvée dans un bar miteux où elle avait rencontré des amis. Parmi ceux-ci se trouvait Maude. Elle se rappelait ses cheveux lissés vers l’arrière par une queue de cheval, ses yeux curieux qui tentaient d’apprivoiser l’ambiance trash du bar et ses lèvres qui sirotaient timidement une bière blonde. Elle tira la manche de son chandail et la fin de sa soirée lui revint à l’esprit : après avoir partagé un pichet de bière avec Maude, elles s’étaient dirigées dans un coin de la salle où elles avaient improvisé un dancefloor. Pour finir la soirée, elle avait invité Maude chez un ami tatoueur en lui disant, un peu trop saoule, qu’elle voulait se rappeler cette soirée toute sa vie. Les deux jeunes femmes se sont donc fait tatouer à l’intérieur du poignet droit une rose, la fleur préférée de Maude. En raccompagnant Maude chez elle, elles avaient échangé un baiser chaste qui lui avait pourtant donné l’impression de brûler ses lèvres. Une porte claque dans le couloir la tirant brutalement et douloureusement de ses pensées. Son examen aura lieu le lendemain matin et une boule se situant dans son estomac lui monte soudainement à la gorge. Son cœur palpite tel celui d’un oisillon en fuite face à un oiseau de proie. Ses études avaient toujours été une priorité et cette crise d’anxiété l’extirpait de ses rêveries amoureuses. Elle ouvre son livre et pénètre de nouveau dans le monde de la publicité manipulatrice et du marketing vendeur de rêve.

Elle regarde le monde en haut de sa tour vitrée. Le monde est littéralement à ses pieds, pense-t-elle. Elle entend la porte de son bureau s’entrouvrir et sait d’avance que son patron lui fixe le cul comme une hyène guettant une carcasse agonisante. Peut-être est-il doté d’une vision à rayons X lui permettant de voir son tatouage tribal au bas de son dos, pense-t-elle. Il lui répète son offre : un weekend seule avec lui à son chalet dans les Laurentides. Elle lui dit à nouveau qu’elle est souvent occupée les weekends, mais il insiste. Elle entend vaguement les mots promotion, augmentation, opportunités, blablabla. Elle va y penser lui dit-elle pour lui fermer sa grande gueule de prédateur. À seulement 25 ans, elle avait sauté sur ce merveilleux poste en marketing misant sur le fait qu’elle venait de finir ses études et qu’elle connaissait les méthodes de ventes actuelles. Cependant, elle s’était rapidement rendu compte qu’elle n’avait pas été embauchée pour son beau CV, mais pour son beau p’tit cul. Naturellement naïve, douce et gentille elle se sentait changer. L’amertume envahissait son beau corps ferme. Elle sentait la haine s’installer au fond de sa gorge, prête à être vomie par un flot de paroles cinglantes. Sa vie consistait désormais à rencontrer ses clients, à assister à des réunions et à sentir le regard de son patron admirer ses longues jambes. Elle valait bien plus qu’un pion servant à enrichir une compagnie et à assouvir les fantasmes d’un homme macho et sexiste. Elle avait peut-être le monde à ses pieds, mais ce monde-là, il ne l’intéressait pas. Non merci.

Cinq ans plus tard. Un bel appartement, un mariage avec son patron, une carrière fructueuse, une femme malheureuse. Des assiettes cassées jonchent le sol de la cuisine contrastant de leur jaune avec le blanc immaculé de la céramique. Les électroménagers en inox reluisent tout comme ses joues striées de larmes. Entre un horaire chargé et un mari absent la plupart du temps ou violent lorsqu’il est présent, elle passe sa vie entre un verre de vin et des rencontres futiles. Sa décision prise, elle remplit sa valise et cogne à la porte de sa seule amie. Maude l’accueille et lui offre son sofa et une tasse de thé. Entre les rencontres avec l’avocat pour signer les papiers du divorce et le chaos du déménagement, elle rattrape le temps perdu. Elle sort dans les bars et s’ouvre à de nouvelles rencontres. Elle plait aux hommes et elle le sait. Habillée de vestons et de pantalons longs ces cinq dernières années, elle se vêt de robes courtes et moulantes et s’arme de talons aiguilles qui mettent en évidence un petit tatouage à l’intérieur de sa cheville et qui la portent d’une conquête à une autre. D’abord mariée, ensuite seule et maintenant maîtresse. Le constat de sa vie amoureuse lui donne l’impression qu’elle a échoué. Sa vie n’est-elle pas plus qu’un concours de conquêtes? Elle étouffe dans une petite chambre chez un homme qu’elle ne connaît pas. Elle ouvre la fenêtre et regarde le monde. Au premier étage d’un duplex, le monde ne lui semble pas mieux qu’en haut de sa tour. Elle rentre chez elle et fait sa valise de nouveau.

Le film Mange, prie, aime l’avait inspirée à se rendre en Inde afin de pratiquer la méditation ainsi que la recherche de son moi intérieur. Cependant, ce n’est pas la quiétude silencieuse des temples qui l’accueillit, mais une foule agressive de passants et de motocyclettes, des couleurs vives et des parfums d’épices envahissants, ainsi que des bruits assourdissants de klaxons, de cris et de crissements de pneus. Seule pour la première fois depuis longtemps, elle avait peur. Elle se sentait perdue comme si sa place n’était pas ici. Peur mise à part, elle était aussi déçue d’elle-même. Où donc était sa place si ce n’était ni au sommet d’un gratte-ciel, ni au premier étage d’un duplex, ni en Inde.

Après avoir fait un détour par l’Australie, l’aventurière avait grimpé sur la carte du monde jusqu’en Chine flirtant sur sa frontière en mettant un pied peut-être trop dégourdi au Pakistan. Découragée de la moiteur constante du Sud, elle poursuit son ascension vers le Nord, en Russie. Le terrain vaste lui paraissant un peu austère, elle se dirige vers les pays scandinaves où elle passera un long moment à manger des viennoiseries et à boire des boissons chaudes près d’un feu de cheminée. Le seul avantage d’avoir été mariée à un grand homme d’affaires avait été la somme faramineuse d’argent qu’elle avait gagné suite au divorce. Cet argent lui avait permis de voyager à sa guise un peu partout à travers l’Europe. Elle avait quitté le Québec où elle n’avait plus d’attaches. Pas de maris, pas d’enfants, des parents absents. Bref, mis à part Maude à qui elle envoyait une carte postale de temps à autre, rien ne l’incitait à traverser l’Atlantique. À 40 ans, elle avait enfin l’impression que sa vie prenait un sens. Elle s’engouffrait de culture en culture. Elle apprenait à se connaître grâce au reflet que lui renvoyait le regard des habitants de tous les pays qu’elle avait visités. Elle poursuit sa quête identitaire en Europe où elle se déplace gracieusement à la française, où elle court pour attraper son bus londonien, où elle mange autant qu’une Italienne et où elle se déhanche aux côtés d’un Espagnol. Elle rattrape le temps qui avait filé au rythme des contrats avec ses anciens clients désagréables. Elle se crée du bon temps à la mémoire de ses instants malheureux au chalet de son patron. Elle partage son temps avec des hommes et des femmes qui n’ont aucun pouvoir sur elle. Bref, elle prend son temps pour encore mieux en profiter. Elle fait durer les escapades, les promenades, les baisers, les bouchées, les discussions et les cafés, ces derniers pour l’aider à maintenir son rythme d’aventurière échevelée par le vent de la méditerranée.

Assise face à Maude dans un petit bistro de Rosemont, elle écoute son amie se plaindre de son mariage qui s’effrite peu à peu en attente de l’effondrement imminent. À 48 ans, elle a l’impression de ne plus avoir le temps de se rebâtir une vie. Elle poursuit son monologue incessant en plaignant sa misérable vie qui est vouée à se solder par un échec amoureux. Elle lui parle d’argent, d’enfants, d’horaire et en musique de fond, son iPhone qui vibre sur le coin de la table. L’aventurière a la nausée de voir à quel point leurs chemins se sont éloignés. L’une s’est égarée dans une galerie d’art en France et l’autre s’est oubliée quelque part entre son mari, ses enfants et ses coups de fil intermittents. Maude monte dans son gros pick-up et retourne auprès de celui qui autrefois la fascinait et qui maintenant l’emmerde. Installée dans un petit chalet modeste à Charlevoix, l’aventurière à la retraite partage son temps entre les promenades sur le bord de l’eau, les visites à l’intérieur des galeries d’art de Baie St-Paul et du bouquinage en sirotant son thé Earl Grey. C’est lors de sa visite hebdomadaire au marché du coin qu’elle rencontre un bel inconnu dans la soixantaine hésitant entre deux bouteilles de vin. Il deviendra son grand ami avec qui elle partagera ses anecdotes de voyage et des petits baisers sucrés au carré aux dattes. C’est dans son lit le soir venu que son esprit divague entre le passé et le présent, entre les échecs et les réussites et ses amours prétendument oubliées. Elle pense souvent à Maude malgré elle. L’aventurière ne peut s’empêcher de regretter d’avoir éconduit les nombreuses avances de Maude. À l’époque, son patron lui avait tant mis de pression qu’elle avait succombé aux propositions alléchantes plutôt qu’à l’histoire d’amour parfaite. En processus de divorce, Maude avait toutefois perdu ses attraits d’autrefois. Ensevelie sous le poids de l’amertume, Maude est désormais une femme brisée par son mari et fatiguée par la vie. Lorsque l’aventurière ressasse ses souvenirs enfouis dans un petit coin de sa tête, son ami et amant comprend qu’il doit la laisser ruminer ses regrets afin qu’elle puisse enfin s’abandonner entièrement à lui.

Assise dans sa chaise berçante, elle se remémore ses voyages qui sont gravés à plusieurs endroits sur son corps. Ses instants sont désormais fossilisés et c’est grâce aux esquisses inscrites sur sa peau que la sexagénaire parvient à se rappeler. Elle se rappelle son désespoir en Inde, le froid poignant de la Russie, les kilos en trop de la Norvège ainsi que sa conquête de l’Europe. Son regard dérive de ses tatouages vers son grand ami et amant à ses heures, puis vers le lac glacé, satisfaite de la femme qu’elle est devenue.

 

 

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