Un conteur de grand-père aux leçons sans livres

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— Joseph Lajeunesse ! lança grand-père de la cuisine. Viens icitte !

Un vieillard digne de ce nom, grand-père Ovide. Il se berce toujours au rythme des aiguilles du temps qui tournent sur le mur. La pipe fumante tenue dans ses mains modelées par l’arthrite, la chemise à carreaux délavée, la salopette en croisé sur les omoplates, la moustache de foin grisâtre, le ton grincheux… Si je ne le connaissais pas, je changerais de côté de rue pour éviter d’éveiller le tempérament acariâtre qu’il cache derrière son regard de pierre.

— Assis-toé, dit-il en sortant une chaise de rotin de sous la table.

Je m’installe en silence. Je sais ce qui s’en vient et mon cœur aussi. La chaleur et l’excitation vibrent dans mes jambes d’enfant qui ne touchent pas le parquet. Chaque fois que j’entends mon nom complet et qu’il me tire une bûche comme ça, je sais qu’il va me raconter une histoire. Je les aime assez, ses histoires. La tradition orale est bien importante chez les Lajeunesse et je pense que grand-père veut que je m’en souvienne quand je serai grand. Du bout de ses doigts tremblants, il lève la mèche de la lampe à l’huile qui trône sur le poêle à bois. Prenant une bouffée de sa pipe, il replace ses lunettes puis expire.

— C’que j’vais te raconter à soir, mon Joe, ça s’appelle une leçon de pardon…

Un sourire se glisse sur les traits de mon visage à mon insu. Ma curiosité s’emballe dans ma poitrine et je lègue toute mon attention à mon conteur de grand-père.

— Il y a quelques années de ça mon Joe… Le tintement des cloches de l’église expirait son dernier souffle. Les douze coups de minuit avaient sonné. Derrière le verre givré de ma lorgnette, mes petits yeux de taupe admiraient le splendide paysage que décembre avait mis tant de temps à peindre. Les flocons de neige, dans une valse élégante, descendaient des profondeurs sombres du ciel parsemé d’étoiles. Ils semblaient venir de si loin, ces flocons. La brise du vent froid frigorifiait le masque de vieillard que le temps m’avait sculpté, faisant trembler mes membres gelés. Agrippant avec fermeté la canne de bois qui me servait de troisième jambe, je clopinais sur le tapis blanc qui recouvrait la rue principale du village. Sainte-Flore, que le monde l’appelait.

— C’est notre village ça ! dis-je avec fierté.

Grand-père Ovide me fit un clin d’œil rassurant, puis poursuivit :

— La veillée s’annonçait tranquille, quand d’un coup…

— Bien le bonsoir monsieur Lavieillesse! m’avait lancé Baptiste, le curé de l’époque, debout sur le parvis de l’église.

En guise de réponse, je m’étais efforcé de remuer les commissures de mes lèvres, l’unique partie de mon visage encore capable de bouger.

— Venez-vous à messe à soir? avait-il repris.

— Non. M’en vas m’promener, avais-je sifflé dans l’ouverture de mon dentier.

— Et ben… Joyeux Noël!

Un grincement aigu avait retenti, et la silhouette de Baptiste le curé s’était estompée dans l’ombre de la porte qui se refermait.

— Monsieur Lavieillesse… ronchonna grand-père.

Son visage renfrogné me fit vite comprendre qu’il détestait se faire appeler comme ça. Lavieillesse… Belle façon de rire de notre nom de famille! En tout cas… J’veux pas lui faire pogner les nerfs alors j’ajouterai rien.

— En m’appelant comme ça, le curé m’a ramené dans mes vieux souvenirs, à l’époque où mes hormones dansaient une gigue éternelle dans mes bijoux de famille, où Euclide, le propriétaire du seul bar du village, m’avait fait entrer dans l’histoire des échecs cuisants de la séduction. Un soir de la veille du jour de l’an, mes amis et moi, prédestinés frères religieux par le célibat, on avait décidé d’aller boire l’arrivée de la nouvelle année au bar d’Euclide. Comme la soirée était encore jeune et que mon estomac se transformait graduellement en baril de bières, j’ai décidé d’étudier les catherinettes qui bavardaient, assises autour du comptoir.

C’est quoi une catherinette, grand-père? lui demandais-je, intrigué.

— Une jeune fille, mon Joe, répondit-il en souriant.

Il aime ça utiliser des vieilles expressions quand il raconte. Ça énerve ma mère, mais moi, je trouve que ça donne de la crédibilité à ses histoires !

— En-dessous d’une petite robe noire, le corps émoustillant de l’une d’elles, assurément à l’apogée de sa beauté, avait complètement désorienté ma boussole sexuelle ! reprit grand-père en rigolant. Les talons au milieu des semelles, je m’étais précipité à ses côtés. Voulant faire bonne figure, je m’étais soumis aux volontés de la politesse d’un prince et je m’étais incliné devant elle. Je m’apprêtais à me relever pour lui baiser la main quand je me suis affalé contre les tabourets de bois, rassemblés chaque nuit autour du bar pour écouter les ivrognes relater l’effluve de leurs souvenirs de jeunesse. Malgré les esclaffements et les gloussements bruyants du public captivé, je m’étais redressé. Dans un jargon de bûcheron, en lui caressant la cuisse, j’ai bégayé : « Oh belle! Belle et sensuelle, laissez monsieur Laj… Lav…vieillesse faire de votre soirée la plus belle! ». Euclide, qui riait à gorge déployée, avait profité de la situation pour m’humilier encore plus : « Monsieur Lavieillesse a tellement de mine dans le crayon qu’il sait même plus comment l’aiguiser ! ». Depuis cette nuit-là, monsieur Lajeunesse n’était plus qu’une traînée de fumée, émanant des pipes des hommes qui titubent en quittant le bar. Le bar où monsieur Lavieillesse m’avait voué aux quolibets des mémoires. Les mémoires des pies de villageois qui n’oublient jamais…

Pauvre grand-père… pensais-je, le cœur plein de compassion. Pour un homme avec autant d’honneur, ça devait être difficile de subir les moqueries de tout un village.

— J’avais de bien mauvais souvenirs de cette soirée de veille du jour de l’an… J’ai continué à marcher dans la rue principale du village quand j’ai entendu une voix lointaine derrière mon dos :

— M… Monsieur ?

Comme je n’accordais plus aucune crédibilité à ma lucidité parce que j’étais gelé et que je doutais fort que, même en cette magnifique nuit de Noël, le vent puisse parler, j’ai décidé de continuer mon chemin.

— Monsieur Lajeunesse ? avait repris le murmure en posant sa main sur mon épaule voûtée.

Stupéfait, j’ai figé. En utilisant ma troisième jambe comme pivot, je me suis retourné lentement. En essuyant ma lorgnette du bout de mes doigts, j’ai distingué le visage d’une petite fille. Elle était pas plus grande que quatre caisses de bières empilées dans un coin, je lui donnais une dizaine d’années, tout au plus. Sous son chapeau de fourrure, une épaisse chevelure noire et bouclée semblait vouloir fuir son large front. Un gros manteau rouge cachait des petites mains crayeuses et recouvrait son corps jusqu’à la mi-cuisse. De longs collants blancs enveloppaient ses courtes jambes, et à ma grande surprise, elle ne portait pas de souliers.

— Rentre chez toi, petite fille, lui avais-je grogné en lui tournant le dos. Et… Plus personne ne m’appelle comme ça aujourd’hui. C’est fini ce temps-là.

J’ai continué mon chemin sans me retourner. Les flocons avaient invité les bourrasques de vent glacial et le grésil à se joindre à eux, accélérant le rythme de leur valse. Mes oreilles, empruntées à Dumbo le jour de ma naissance, pouvaient entendre l’écho des chants de Noël qui provenaient de l’église de Baptiste le curé.

Moi je te trouve très beau avec tes oreilles ! dis-je à grand-père pour le rassurer. Il me fit un petit sourire en coin, tira une grosse bouffée de sa pipe puis continua :

— Émanant des maisons qui m’entouraient, l’odeur douce et sucrée des biscuits de pain d’épices pénétrait lentement dans mes narines de baleine. Une gouttière de neige, qui s’était formée sur la tête de ma moustache pendant ma marche, titillait depuis déjà plusieurs minutes le bout de mon nez aquilin. Avec le peu de souffle qu’il me restait, j’ai fait trémousser mes poils, obligeant les flocons à virevolter devant mon visage. Quand le nuage de neige s’est estompé, j’ai vu la petite fille, debout devant moi.

— Tu es sourde ou quoi? lui avais-je grondé sans m’arrêter de marcher.

— Pas plus que vous, monsieur Lajeunesse, m’avait répondu la petite fille avec calme.

— Petite insolente… Rentre chez toi, je t’ai dit! Ta mère doit s’inquiéter! Et ne m’appelle plus jamais comme ça!

Quand je suis arrivé à quelques centimètres de son visage, elle est restée immobile et silencieuse. Ça semblait être sa façon de me démontrer son refus de s’écarter du chemin.

Est-ce que tu la connaissais la petite fille ? demandais-je, incapable de retenir ma curiosité. Grand-père me fit signe que non de la tête.

— On s’est fixés un moment, puis elle s’est approchée de moi. Dans un léger chuchotement, elle m’a glissé à l’oreille :

— Elle vous manque, n’est-ce pas ?

Bien sûr, elle parlait de la catherinette en robe noire que j’avais essayé de séduire au bar le soir de la veille du jour de l’an. Déconcerté, j’ai baissé le regard et ma lorgnette m’a glissé entre les doigts. Un nœud dans la gorge, j’ai demandé à la petite fille si elle la connaissait. Elle m’a souri tendrement, sans rien dire.

— Ah! Les gamins… avais-je dit en ramassant ma lorgnette, qui s’était faufilée sous le tapis blanc. Il y a bien longtemps qu’elle m’a quitté… C’est impossible que tu l’aies connue ! Avec un sourire, elle m’avait répondu :

— Et il y a bien longtemps, à ses yeux, monsieur Lavieillesse n’existait pas ?

Sur ces mots, une larme s’était échappée de ma paupière, puis elle avait glissé le long de ma joue. Mes yeux étaient égarés dans ma mémoire. Émilie, ma belle Émilie… Un véritable chef d’œuvre, cette femme à la robe noire.

Même s’il essayait de le cacher, les larmes coulaient derrière les lunettes de grand-père. Je ne sais pas qui est cette Émilie… Mais je crois que c’était l’amour de sa vie…

— Elle était… Elle était aussi magnifique à l’intérieur qu’à l’extérieur. Elle faisait tinter tous les grelots des hommes quand elle arrivait dans un endroit public. Mais, parmi toutes ces marionnettes agitées, une seule, une seule avait réussi à lui donner l’envie de la contrôler. C’était celle de monsieur Lajeunesse. La mienne. Et c’était elle qui, sous l’influence constante de l’eau-de-vie, avait maculé sa vie.

Grand-papa Ovide le poète !

— On a tous des talents cachés mon Joe ! rigola grand-papa. Tu suis toujours mon histoire ?

J’ai hoché la tête. Je suis peut-être jeune, mais j’ai entendu assez d’histoires de mon grand-père pour comprendre ses jeux de mots.

— C’est là que la petite fille m’a tendu son bras pour que je la suive. J’ai essuyé la larme qui n’avait jamais atteint mon menton, pétrifiée par le froid au milieu de sa descente. J’ai avancé de quelques pas en enroulant mon bras autour du sien et on a marché.

— Si vous pouviez la revoir aujourd’hui, monsieur Lajeunesse, que lui diriez-vous ? m’avait demandé la petite fille après un temps. En m’étouffant, je lui avais répondu :

— Oh, petite… Si j’avais cette chance, je lui dirais que… Je lui dirais qu’elle était bien trop belle pour moi !

Quand j’ai repris mon souffle après avoir pouffé de rire, je me suis arrêté pour dégager mon foulard de mon cou. La vérité, mon Joe, c’est qu’au fond… Si Émilie avait pu renaître de ses cendres, ô combien je lui aurais demandé pardon.

Grand-papa avala sa salive puis se massa le menton. C’est rare que je le vois comme ça, mais c’est dans des moments comme ceux-là que je réalise qu’il cache bien sa sensibilité derrière son air de marbre.

— Un moment donné, je me suis tanné. J’ai demandé à la petite fille où on s’en allait… Et elle a repris en me demandant :

— Vous ne lui diriez rien d’autre à cette femme ? Rien du tout ?

Je lui ai répondu que non, je n’aurais rien d’autre à lui dire. Nous avons continué à marcher dans le silence. L’église et ses chants de Noël étaient déjà bien loin derrière nous. Toujours accroché à son bras, la tête baissée, j’admirais l’éclat du tapis blanc sur lequel je claudiquais. La fébrilité du temps des fêtes flottait dans l’air froid que j’avais encore la chance de respirer. Puis d’un coup, sans prévenir, la petite fille m’a tapoté l’épaule en pointant devant nous.

— ­Qu’est-ce qu’y a, petite ? lui avais-je demandé.

Quand j’ai levé la tête, j’ai vu le bar d’Euclide dont je t’ai parlé tant tôt, dressé devant nous. À l’intérieur, la nouvelle jeunesse du village buvait encore le réveillon, levant leur verre à tous les inconnus qui se trouvaient sur leur chemin. Les bras bien appuyés sur le comptoir, le vieux Euclide discutait avec l’une des plus belles générations de catherinettes, probablement à la recherche de la marionnette idéale. C’est là que je me suis adressé à la petite fille :

— Tu sais, petite… Le monsieur Lajeunesse dont tu parles depuis tout à l’heure, c’est ici que je l’ai égaré… Il s’est enfui, et il a emporté Émilie avec lui.

Avec douceur, la petite fille avait retiré son bras de mon étreinte. Elle me regardait avec une lueur dans les yeux, puis elle a répété :

— Que lui diriez-vous si vous le revoyiez ?

Je ne comprenais pas où elle voulait en venir avec sa question. Je m’apprêtais à lui répondre quand d’un coup, la petite fille s’est transformée en un grand faisceau lumineux qui m’a aveuglé pendant un temps !

Parfois, j’ai l’impression que grand-père perd la tête avec ses histoires impossibles… Mais je sais que dans chacune d’entre elles, il y a du réel et de l’imaginaire et je crois que l’un ne va pas sans l’autre pour raconter une bonne histoire à la Ovide Lajeunesse.

— Quand la lumière s’est estompée, un beau grand jeune homme souriant se tenait devant moi, la main tendue. Il m’a dit :

— Bonsoir, je m’appelle Ovide Lavieillesse, j’ai vingt-quatre ans, et je suis ici pour vous demander votre pardon.

La stupéfaction m’avait paralysé de la tête aux pieds. J’avais sous mes yeux le portrait vivant de mon jeune temps. La main toujours tendue, il semblait attendre que je la serre. Alors je me suis avancé, pas trop certain, en disant :

— Bonsoir monsieur Lavieillesse, je m’appelle Ovide Lajeunesse, et je vous donne mon pardon.

Puis je lui ai serré la main en souriant. Après, on s’est pris dans nos bras bien fort. La porte du bar a grincé derrière nous. Émilie, ou plutôt le reflet de son passé, dans toute la splendeur de sa jeunesse, a descendu les marches givrées et elle est venue enrouler ses doigts fins dans ceux du jeune Ovide. Main dans la main, ils sont partis en direction de l’église de Baptiste le curé. Avant de disparaître derrière la pluie de flocons, le jeune Ovide s’est retourné vers moi, puis du bout des lèvres, il m’a marmonné un « merci ».

Un petit silence s’était installé dans la cuisine. Derrière ses lunettes, le reflet de la flamme de la lampe à l’huile vacillait dans le regard nostalgique de mon grand-père.

— C’est quoi la leçon que tu dois retenir de tout ça mon Joe ? me demanda-t-il en redirigeant ses yeux vitreux vers moi.

Que ça vaut la peine d’être la risée d’un village pour avoir la femme qu’on aime ? répondis-je, aussi sérieux qu’un pape le jour de Pâques.

Mon grand-père rigolait. Il tira une dernière bouffée de sa pipe et la déposa sur le coin de la table. Les coudes appuyés sur ses genoux, il se pencha vers moi et me marmonna :

— Peu importent les erreurs que tu vas faire dans ta vie mon Joseph, l’important c’est d’arriver à se pardonner. C’est quand on arrive à tourner les pages des chapitres passés de son propre livre qu’on peut mieux apprécier les prochains.

Merci grand-père.

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