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Des hurlements non pas de douleur mais de cauchemars. De cauchemars perçant le monde des rêves et tenaillant la peau de ses serres d’ébène. Au cours de ces derniers mois, les hurlements se faisaient de plus en plus rauques et graves, se métamorphosant en un son si ignoble que toute trace d’humanité était effacée. Ils sont toujours là pourtant, après toutes ces années, gravés dans ma mémoire, coulant de ma moelle épinière et atrophiant mes nerfs, me déchirant la peau; si bien que certaines nuits de fièvre je puis les entendre hanter mon sommeil.
Je croyais ces crises bien finies lorsque je fus admis en tant que prêtre à l’église Notre-Dame à Louviers, dans la vallée de l’Eure, dans le nord de la France. Après avoir passé mon enfance et mon éducation sous l’aile protectrice de ma tante, une vieille fille douce et dévouée qui me prodiguait tout l’amour d’une mère, j’entrai au séminaire pour en sortir plongé dans la plus fervente piété. Très tôt après mon entrée dans le monde, si l’on ose appeler ainsi la sortie du séminaire, on me confia le poste d’abbé dans cette charmante église, monument grandiose et sacré comme tout chef-d’œuvre d’architecture gothique. Pourtant, il est des moments où je regrette d’y avoir sacrifié l’université et les multiples sciences qui m’inspirent un profond intérêt depuis que la fatalité avait emporté ma mère à l’aube de ma vie. Mon esprit fut dès ce jour grandement attiré par les mystères de l’humain, dans ses peurs profondes, ses funestes secrets jalousement gardés, mais ces questionnements, se rebutèrent aux hautes sphères de l’âme humaine, la théologie et le divin, lesquels m’apportaient une tranquillité d’esprit que je n’avais pu acquérir alors, poursuivi par le terrible souvenir du drame familial.
C’est donc dans une pure sérénité et une pleine assurance, quoique impatient de faire mes preuves, que je pris place parmi les habitants de Louviers. Je menais une vie paisible mais plutôt stoïque, sans rebondissements, et aucune fièvre ne venait troubler mes nuits depuis huit années déjà. Mais cette paix allait bientôt se dissiper pour faire place à la plus intense crise de fièvre que je vécus.
Un jour gris et terne de fin d’octobre où je présidais à la mise en terre d’un noble demeurant aux environs de la ville, le plus doux spectacle se présenta sous mes yeux. Je ne l’avais jamais vue auparavant et, bien que mélancolique comme le ciel nuageux et pâle qui surplombait le tableau mortuaire formé dans le cimetière par les proches et connaissances pleurant le défunt, elle dégageait un halo charmant et pur de lis blanc autour d’elle. Elle avait une chevelure d’ébène où des reflets de violet et de bleu venaient doucement s’étreindre, contrastant avec l’ivoire de sa peau, semée d’un rose délicat et vaporeux à ses joues, le tout décoré de deux saphirs brodés de gris clair perçant leur regard à travers le voile de la brume pour se poser sur ma personne.
Mon émoi fut probablement remarqué de tous, car un tremblement se fit entendre dans ma voix, et je pâlis pour ne plus ressembler qu’à un mort. Mais les gens n’eurent aucune réaction et continuèrent de porter une attention négligée aux obsèques, désireux de retrouver le confort de leur foyer par un temps si glacial et maussade. Seulement le poids des yeux de la jeune fille se faisait de plus en plus écrasant sur moi, d’autant plus que je n’avais de ma vie connu une sensation si poignante parcourant mon être et serrant mon cœur pris d’angoisse, et d’autant plus qu’en elle je pouvais reconnaître trait pour trait ma mère!
Après ce qui me parut simplement quelques minutes de rêverie, je pris conscience que j’étais seul, que plus une âme vivante n’était dans les parages, et que j’avais fait plusieurs dizaines de mètres de distance au cours de mes réflexions. Une averse me fit alors regagner le presbytère à la hâte, encore retourné de l’effet qu’avait provoqué cette tendre chose chez moi.
La nuit précédant la vision, je connus une fièvre horrible, indomptable. Elle hantait mes songes, glissant doucement jusqu’à mon lit, caressant mon front de sa main de porcelaine, puis le baisant de ses fines lèvres pâles. Soudain, elle exhalait un cri fauve et se mourait dans les ténèbres, pour gîr dans un linceul brodé d’or et d’argent, sous la voûte sculpturale de l’église Notre-Dame. Je m’approchais irrésistiblement de son cercueil et me penchais sur sa dépouille frêle d’enfant endormie. Elle ouvrait les yeux et m’agrippait alors sauvagement, m’étreignant, m’embrassant avec passion alors que je lui rendais ses baisers pour sentir l’humidité de la terre et la dureté du cercueil où je tenais le corps corrompu par la mort, non pas de la jeune fille, mais de ma mère! Puis les cris ignobles de mon enfance resurgissaient pour m’écorcher l’âme au moment de mon brusque réveil. Puis je tombais, éreinté, dans un sommeil sans lune ni étoiles jusqu’au lever du jour.
Pendant neuf mois, neuf terribles mois, je fus perdu dans les tourbillons fantastiques de mon esprit dérouté, torturé par le même cauchemar m’assaillant chaque nuit. J’essayais de trouver un quelconque signe de vie de la délicieuse vision du cimetière, mais elle s’était éclipsée, aussi mystérieusement qu’elle m’était apparue, car quoi que je fis, quiconque j’interrogeasse, personne ne connaissait la fille. Il me prenait même de douter de son existence, mais ces doutes étaient de courte durée, et je continuais à la rechercher vainement. Néanmoins, ma vie routinière n’avait été en rien changée, et je m’agrippais à cette routine pour étouffer ma fièvre.
Un fatidique soir d’août, alors que je noyais mes songes dans les saintes évangiles, on vint cogner à ma porte pour m’informer que je devais procéder aux derniers sacrements d’une défunte dans l’église même et qu’il s’agissait de la pupille du noble auquel j’avais présidé aux obsèques neufs mois auparavant. La mort de la jeune fille n’avait été conclue que le soir même, car cette dernière souffrait de catalepsie, et il était donc primordial de ne point hâter la confirmation de sa mort afin d’éviter une mise en terre prématurée. À cette nouvelle, mon cœur tressaillit et je ne pus m’empêcher les conjectures les plus folles, mais je pris soin de cacher mon émoi et me laissai conduire jusqu’à la chapelle que la famille du noble avait annexée à l’église il y avait de cela huit générations.
Là, mes craintes se révélèrent hélas fondées ; c’était bien elle. Elle était sous mes yeux et, tandis que mes doutes s’écroulaient sur son existence, je me crus près de m’écrouler à mon tour en contemplant ce visage rendu si familier par les traits identiques à ceux de ma mère, et ces doutes si abruptement disséminés faisaient alors place à des pensées alors plus étourdissantes dans leur violence et les démons sordides qui les avaient certainement enfantées. Elle était d’une grâce que la vierge Marie elle-même ne pouvait égaler, car c’était une grâce juvénile, tendre et sombrement mélancolique. En apparence plongée dans le plus doux sommeil, elle avait une mysticité qui allumait un feu mauvais en moi. Je lui donnai les derniers sacrements à la hâte, car la certitude persistait en moi que cette créature inerte et paisible allait se dresser d’un instant à l’autre pour que de son sein rejaillissent les hurlements maudits de mon enfance. Elle resta pourtant immobile et sereine, et dès mon devoir accompli, je me précipitai chez moi pour ne plus en sortir, terrassé par je ne sais quelle horreur, tellement fiévreux que je ne pus fermer l’œil de la nuit.
Les jours passèrent et je refusai de passer le seuil de ma chambre à coucher. Jamais je n’avais été tourmenté de la sorte, et il me semblait qu’elle m’avait entraîné dans la tombe avec elle. Je ne mangeais ni ne dormais, et les affres de la nuit avaient pris le contrôle du jour en réponse à mon désespoir. Le démon de la perversité avait semé en moi la plus sordide idée et elle germait irrésistiblement, sa tige gagnait en force par ma piété égrenée, disséminée, et ses racines impures parcouraient mes veines et cherchaient à atteindre mon cœur. Je ne voulais faire face à une telle conception de mon esprit assailli par le vice, mais j’avais beau la repousser à l’aide de toute ma bonne volonté, que déjà elle revenait à la charge et mordait plus furieusement dans ma chair à vif. Bien que morte et enterrée, la fragile chose était encrée dans ma peau, elle usait d’une influence perfide sur mes pulsions et je pouvais l’entendre m’appeler, languir pour moi confinée à sa sépulture. Une flamme insatiable léchait des pires et plus merveilleuses brûlures mon être fatigué de cette lutte contre le mal, et finalement je cédai. J’étais désespéré, j’avais perdu cette foi invincible qui m’avait jusqu’alors habité, et qui maintenant était réduit en poussière par le seul regard d’une précieuse fleur, et je me maudissais de ma faiblesse. Malgré cela, je demandai une dernière fois grâce à Dieu, mais jamais il ne daigna répondre à mes supplications, écœuré de ma vilenie.
La septième nuit qui suivit mon isolement, je me décidai enfin à sortir de mes appartements et me glissai furtivement jusqu’au dehors pour ensuite me diriger vers le cimetière armé d’une pioche et d’une lampe. Je savais l’ignoble geste que j’étais sur le point de commettre, mais cela ne faisait que renforcer ma volonté. Le cimetière était situé loin de toute habitation et le mausolée de la noble famille s’y trouvait au fond, ce qui me permettait d’agir dans le secret le mieux gardé. Je forçai la porte et entrepris de trouver le cercueil de la jeune défunte. Elle était allongée dans une tombe ouverte aux côtés duquel était placée une lampe éteinte. Les proches s’étaient assurés que la jeune fille, dans la possibilité qu’elle ne soit encore prise de catalepsie, puisse aisément sortir du sépulcre pour rejoindre les vivants. Elle était d’une pâleur de marbre et enveloppée dans la plus riche et fine soie blanche, entourée de lys blancs et de roses qui embaumaient le cercueil. Ses cheveux épars sur ses épaules avaient l’apparence des ailes de corbeau et j’y plongeai mes mains. Je me mis à caresser sa chevelure puis son front et ses lèvres et, tremblant de tous mes membres, je retirai le linceul de soie blanche brodé d’or et d’argent. Elle avait la physionomie svelte d’une nymphe, des membres délicats et fins, et les courbes subtils de son corps se mêlaient aux plis du linceul mis de côté dans le lit de la morte.
Puis je tentai une caresse, sa peau était glacée, mais la rigor mortis n’avait encore rien infligé au corps. Je continuai mes caresses pour finalement me décider à l’enlacer, et dans un instant d’hésitation fébrile, je voulus la laisser choir; pourtant j’avais déjà entamé mes desseins sur cette pureté fragile. Je me hissai dans le lit mortuaire et entrepris de la prendre, cette fois sans résistance, puis je pris plus de vigueur, j’étreignis le corps plus avidement tandis que je le sentais absorber ma propre chaleur corporelle. Tant mieux, car cela lui conférait plus de convivialité.
Un instant, pourtant, je crus sentir un mouvement dont je n’étais pas l’auteur, mais je n’y pris pas garde. Puis un autre spasme se fit, plus vif, plus communicatif que le précédent, et je sentis un souffle sur ma joue. Frappé par ce phénomène, je me redressai pour regarder le visage livide, qui posa des yeux hagards sur moi, et qui, affolé, confus, émit un gémissement étouffé par la surprise et la peur. La jeune femme tenta de me repousser mais je m’extirpai vivement du cercueil, pris de panique, croyant à un rêve. Je la regardai, stupéfait, paralysé par le choc, se tirer hors du cercueil, nue, en larmes, prise d’hystérie, cherchant, appelant au secours du regard, hoquetant convulsivement, puis elle jeta un cris rauque et pitoyable qui se réverbéra dans le mausolée.
Pris de panique à l’idée qu’elle puisse alarmer quelqu’un, bien que loin de toute vie humaine, je m’élançai vers elle et collai ma main à sa bouche, en lui agrippant les cheveux de l’autre. Elle se débattit violemment, et en réflexion à ses mouvements brusques, je l’assommai par coups, entendant son crâne craquer sourdement sur le bord du sépulcre en pierre et je ne m’arrêtai que lorsque qu’elle ne fut plus qu’une masse pantelante à mon bras, ruisselante de sang. Grisé par la violence de l’acte, je la remis dans le sépulcre pour la posséder une deuxième fois, cependant avec plus d’assurance que la précédente. Des spasmes l’animaient encore quelque fois, courts, mais je serrai mes mains autour de son cou raidi par ses efforts pour survivre, nervuré de mauve et d’écarlate.
Plus je redoublais d’énergie, plus je voyais s’entrechoquer les images de son crâne se fracassant et de son visage s’empourprant. Les vapeurs impies s’insinuaient dans mon âme, flottaient autour de moi et de mon étreinte passionnée. Je l’embrassai langoureusement, léchant les larmes sur son visage vermeil comme un coucher de soleil, et son front fiévreux comme un palais incendié, et ma bouche courant jusqu’à ses tempes, je lui arrachai une oreille à coup de dents, et elle rendit un râle en réponse à la douleur. Finalement, alors qu’elle exhala son dernier souffle, je jubilai d’extase, le goût du sel et de la rouille à mes lèvres, ivre du plaisir coupable que m’offrait cette expérience singulière. Singulière! Il n’y aucun mot assez puissant pour décrire la sensation de cet acte surgissant des profondeurs animales de l’être humain, qui pourtant jamais n’élèvera son âme aussi haut qu’en l’occurrence de cette action unique, balayant les mœurs et les tabous, annihilant le contrôle puéril et sans domination qui emprisonne l’homme civilisé.
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Il s’agit ici d’un récit brillant! L’emploi de la première personne facilite l’identification en le personnage, mais ce que j’aime le plus, c’est au moment où tu fais semblant que tu vas croiser les genres, mais non, on reste dans le réalisme, une réalité sale et dégueulasse, certes, mais tout de même la réalité! D’ailleurs tes descriptions exhaustives font ressortir l’acte comme si c’était réellement arrivé. Quoi qu’il en soit, les idées qui hantent votre tête sont définitivement bien étranges, mais vous avez su créer un univers sombre, charmant et intriguant, si je puis oser le dire ainsi.